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à l’index du reste du territoire. La presse réactionnaire déchaînée, la propagande des prêtres, l’enseignement dans les écoles — tout cela servait à exciter les esprits contre « le sale youpin ». Toutes les souffrances sociales de la population travailleuse et pauvre étaient expliquées par l’action juive et, chaque fois que l’occasion se présentait, la fureur populaire était invariablement lancée contre les quartiers israélites où le sang coulait alors à flots. La méthode était enracinée à un tel point que l’un des premiers actes des généraux réactionnaires qui s’emparaient de telle ou telle autre ville durant la guerre civile de 1918-1920 était, presque toujours, l’ordre d’un massacre des Juifs en règle. C’est ainsi que le commandant réactionnaire, Grigorieff (exécuté plus tard par l’État-Major de l’armée révolutionnaire insurrectionnelle makhnoviste), s’étant emparé de la ville d’Ielisabethgrad, y ordonna un « pogrome » de trois jours dont l’auteur de ces lignes fut témoin, et où trouvèrent la mort plus de 2.500 êtres humains parce que Juifs (juillet 1919). La route de l’armée « victorieuse » du général Dénikine (1919) était toute semée de massacres juifs effroyables, comme celui de Kiev, qui dura trois jours, ou celui, encore plus terrible, de Fastov, ville du Gouvernement de Kiev, où le « pogrome » dura huit jours et coûta la vie à 3.000 Juifs, sans parler de ceux qui, frappés ou blessés, eurent toutefois la vie sauve, et dont le chiffre total atteignit 10.000 hommes et femmes. En outre, presque toutes les femmes et jeunes filles juives au-dessus de 10 ans y furent violées.

Ce n’est qu’après la victoire de la révolution de 1917 que changea la situation des Juifs en Russie. Actuellement, toutes les lois restrictives y sont abolies, le « ghetto » n’existe plus, les massacres ou toute autre action antisémite sont impossibles. Mais, malheureusement, une réserve sérieuse doit être faite. La révolution n’ayant pas réussi dans le sens voulu par les classes travailleuses, les conditions générales de la vie étant restés extrêmement pénibles pour les vastes masses populaires, une nouvelle couche de privilégiés, de bureaucrates, d’exploiteurs, de nouveaux riches s’étant formée, et un grand nombre de Juifs appartenant justement à cette couche ainsi qu’au parti gouvernant, y compris plusieurs chefs suprêmes (Zinoviev, Trotzki et autres), — le mécontentement des masses, leur haine contre les nouveaux maîtres, leur humeur générale sont orientés, en partie, contre les Juifs. La tendance antisémite sommeille et se répand sourdement, clandestinement. C’est un fait incontestable que « les Juifs » sont haïs en Russie, par les masses ignorantes qui ne savent pas mieux et, peut-être, plus mal encore, distinguer les choses qu’avant la révolution. La chute du gouvernement bolcheviste (événement fort possible) et même le premier mouvement sérieux contre l’état actuel des choses, pourraient faire revivre les horreurs des temps passés et amener des massacres en masse des Juifs. Ce sont les bolcheviks eux-mêmes, ces faussaires de la véritable révolution sociale, qui en seraient les premiers responsables. Car, ce sont les conséquences désastreuses d’une révolution faussée, qui y amèneraient. En tout cas, on ne peut pas encore affirmer que l’antisémitisme soit définitivement mort en Russie.

Ce ne fut pas, cependant, la Russie toute seule qui retourna à la pratique antisémite au cours du xxe siècle. L’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, les Pays Balkaniques, la France virent renaître les mêmes tendances, les mêmes haines, quoique, bien entendu, dans des formes plus douces, plus « civilisées ». Le cri : « À bas les Juifs ! » retentit de nouveau, tous les jours davantage, d’un bout du monde à l’autre. La propagande antijuive, la littérature antisémite pren-

nent des forces à vue d’œil. Cette fois, il ne s’agit pas d’égarements, de fanatisme quelconque, d’instincts religieux ou autres. Il ne s’agit que d’un calcul froid et conscient, d’une propagande au service de la réaction politique et sociale. Il faut trouver, devant les masses malheureuses et mécontentes, le bouc émissaire responsable de leurs malheurs. Il faut détourner leur attention des vrais coupables. Il faut chercher à égarer la conscience qui s’éveille. « C’est la puissance juive qui est la cause de tous les maux. Il faut l’abattre, et ce ne sont que les véritables nationalistes qui sont capables de le faire. Alors, tout ira pour le mieux. Rangez-vous donc autour du nationalisme intégral, contre le radicalisme et la révolution qui se sont vendus aux Juifs ! » Tel est l’appel du jour dans plus d’un pays du xxe siècle. La Pologne, à peine renée, se distingua déjà récemment, par des répressions contre les Juifs.

Il est curieux que même les pays qui, auparavant, n’avaient jamais péché par la tare de l’antisémitisme, y prennent goût aujourd’hui. Aux États-Unis, par exemple, certains cercles bourgeois, ayant constaté pendant la guerre qu’un nombre considérable d’antimilitaristes et de révolutionnaires se recrutaient parmi les Juifs, mettent en branle la propagande antisémite, et le fameux Ford devient le père spirituel de la campagne antijuive entamée en Amérique aujourd’hui.

Dans certains pays, des « théoriciens » et des « savants » surgissent qui font de l’ « antisémitisme scientifique » (biologique et sociologique). Ils s’apprêtent à prouver, à ce qu’il paraît, que la race juive est, non seulement une race inférieure, mais qu’elle peut à peine compter comme race humaine, se trouvant plus près des intermédiaires entre le singe et l’homme que de l’homme, proprement dit ! L’antisémitisme trouve ainsi sa justification historique, scientifique et sociale !… Il devient une doctrine.

Bien entendu, l’Église détient une place honorable parmi les propagandistes de la haine du Juif. « Quelques théologiens orthodoxes, — raconte Reclus — se dressant en pleine société moderne comme les « témoins » laissés par les terrassiers dans une plaine nivelée, maintiennent pourtant avec férocité la doctrine constante de l’Église, relativement à la punition des hérétiques : c’est ainsi que l’Histoire contemporaine peut établir de très utiles comparaisons entre le présent et le passé. Le jésuite de Luca, professeur à l’Université vaticane de Rome, dans son livre de jurisprudence ecclésiastique, publié en 1901, s’exprime dans les termes suivants : « L’autorité civile doit appliquer à l’hérétique la peine de mort, sur l’ordre et pour le compte de l’Église ; dès que l’Église le lui a livré, l’hérétique ne peut plus être délivré de cette peine. En sont passibles non seulement ceux qui ont renié leur foi, mais aussi ceux qui ont sucé l’hérésie avec le lait maternel et y persistent avec opiniâtreté, ainsi que les récidivistes, même s’ils veulent de nouveau se convertir ». Et n’a-t-on pas vu, encore, en 1898, le 17 juillet, le catholicisme officiel représenté par les plus hauts dignitaires de l’Église, célébrer en pompe solenelle, les souvenirs d’un autodafé de cinq Juifs, brûlés après tortures, sur une des places de Bruxelles ? Sous prétexte de congrès eucharistique et d’une fête architecturale, l’Église, après un laps de cinq siècles, s’est déclarée solidaire d’un abominable crime, produit de la plus ridicule ignorance, car ces Juifs étaient accusés d’avoir poignardé des hosties desquelles ruissela le sang de l’Homme-Dieu. En nos siècles de lumière, malgré la prétendue séparation des pouvoirs, les tribunaux et les administrateurs se mettent encore très volontiers au service de l’Église