Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/102

Cette page a été validée par deux contributeurs.
ANT
101

torture et du bûcher : à Chinon, 160 lépreux et lépreuses furent brûlés le même jour.

À un point de vue tout à fait général, on peut dire que les Israélites auraient certainement fini par s’accommoder graduellement au milieu chrétien, parmi les nations de l’Europe au Moyen-Âge, s’ils avaient continué à être indispensables et si l’âpre concurrence des banques chrétiennes ne les avait écartés. Les grandes persécutions se produisent à l’époque où l’on commence à n’avoir plus besoin d’eux. Les moines Templiers, les « Lombards », les changeurs florentins, ayant appris à manier l’or, l’argent et les pierres précieuses avec autant d’habileté que les Juifs, découvrirent également tous les secrets du crédit et, par leurs agents et correspondants, établis dans toutes les villes de l’Orient, sur la route des Indes et de la Chine, ils s’enhardirent bientôt à soutenir la lutte contre les Juifs. Ceux-ci, devenus inutiles, furent fatalement écartés ; ils succombèrent, et leurs rivaux triomphants purent se laver les mains des supplices en les attribuant à l’exaspération populaire. Il en fut de même quand on fit rendre le sang dont s’étaient gorgées d’autres sangsues : « pour remplacer les Templiers brûlés, il ne manqua pas de Lombards ni de Flamands ! » (Œuvre citée, t. IV, p. 117-120).

C’est à cette époque précisément (xvie siècle), que les fameux ghettos — quartiers où les Juifs d’une ville étaient tenus à résider — furent établis en Italie, dans le but de séparer la population juive totalement des autres habitants, de l’isoler, de pouvoir mieux la soumettre ainsi aux lois restrictives et spéciales. — En Espagne, cent soixante mille Juifs furent tout simplement expulsés vers la fin du xve siècle. D’autres milliers fuirent devant la menace des persécutions atroces et la ruine absolue. Quatre-vingt mille Juifs cherchent un passage vers la mer, à travers le Portugal, et le roi Joâo leur vend le transit au prix de huit écus d’or par tête. Deux à trois cent mille proscrits se dispersent en Afrique et en Orient. — En Allemagne, les conditions civiles et sociales de la population juive étaient aussi lamentables.

L’époque de la Réforme et de la Renaissance (xve et xvie siècles) ne changea en rien le terrible sort des Juifs. Vexations et tortures de toutes sortes, légales ou arbitraires, continuaient de s’exercer contre eux, avec quelques intermittences, dans presque tous les pays d’Europe. Non seulement en Espagne, mais aussi en Portugal et en Angleterre, on procédait à leur expulsion totale.

Ce ne fut qu’au cours du xviiie siècle, (en Angleterre un peu plus tôt, à l’époque de la révolution et de Cromwell, fin du xviie siècle), qu’un mouvement de réforme contre la situation abominable des Juifs se fit jour en Europe et aboutit à l’abolition, à peu près partout, des lois restrictives, du moins les plus horribles. — En France, ce fut par la loi du 27 septembre 1791, que la Constituante déclara abolies toutes les lois d’exception concernant les Juifs. L’égalité civile des Juifs fut ainsi établie et confirmée par les gouvernements postérieurs. — En Allemagne, le mouvement se dessina également vers la fin du xviiie siècle et aboutit aux mêmes résultats. — De même en Italie et ailleurs.

On peut dire qu’au seuil du xxe siècle, les Juifs jouissaient, dans tous les grands États d’Europe, à l’exception de la Russie (dont nous parlerons plus bas), des mêmes droits civiques, politiques et économiques que tous les autres citoyens. (Toutefois, en Roumanie, en Turquie, au Maroc, en Algérie, leur capacité civique restait restreinte).

Notons que dans quelques grands pays du monde, l’antisémitisme n’a jamais existé d’une façon tant soit

peu prononcée. Telle, par exemple, la Chine où la grande majorité des Juifs (immigrés très vraisemblablement après la prise de Jérusalem et la perte définitive de leur indépendance), vu le manque de relations avec les coreligionnaires du monde occidental et l’ignorance grandissante du passé religieux et historique, finirent, après avoir maintenu leurs communautés isolées pendant le Moyen-Âge, par s’accommoder complètement à l’ambiance du monde chinois. Tel le Japon où l’on gardait toujours une tolérance envers les Juifs, peu nombreux du reste. Tels aussi les États-Unis d’Amérique, pays jeune, qui s’était formé et développé après et en dehors des haines et des luttes religieuses de l’Europe.

Mais, hélas, malgré l’amélioration considérable survenue dans la situation misérable des Juifs avec l’abolition des lois d’exception, l’antisémitisme ne mourut nullement dans les pays d’Europe. Au contraire, une nouvelle vague d’hostilité contre les Juifs monte en plein xixe siècle et se maintient, s’accroît même, jusqu’à nos jours. Ce terme lui-même — antisémitisme — surgit à cette époque précisément. Cependant, le mouvement porte aujourd’hui un tout autre caractère. Il a changé d’aspect. Le sentiment religieux n’y joue plus qu’un rôle secondaire et auxiliaire, ou même ne joue plus aucun rôle du tout. Les véritables ressorts du mouvement antisémite moderne gisent dans un tout autre domaine.

L’antisémitisme de nos jours a deux bases. D’une part, il est l’expression d’une nouvelle vague de nationalisme, du chauvinisme le plus écœurant, dont la poussée fut favorisée par les événements de la fin du siècle passé (guerre franco-allemande), ceux du commencement du xxe siècle (guerre russo-japonaise, rivalités et luttes coloniales et économiques entre plusieurs grands pays capitalistes, nouvel élan du mouvement internationaliste et révolutionnaire stimulant les tendances opposées) et, surtout, par la guerre et les mouvements divers de 1914-1918. D’autre part, il est le résultat d’un calcul et d’une action politiques de certains gouvernements qui cherchent ainsi, comme ce fut déjà le cas aux temps lointains, à faire dévier le mécontentement, les colères populaires. La situation se complique de l’aggravation de toutes sortes de maux et de malheurs sociaux et économiques, poussant, d’un côté, à une croissance des tendances révolutionnaires, de l’autre, à la réaction et la contre-révolution nationaliste et fasciste. Les masses populaires elles-mêmes ne sont pas si chauvines et antisémites que ça. Mais les gouvernants, l’Église, l’école et la presse bourgeoise savent bien profiter des maux actuels pour exciter, pour réchauffer ces sentiments et obtenir ainsi le résultat recherché : transformation de la haine juste et saine contre les bases mêmes de la société actuelle en une haine stupide de race.

Ce fut, d’abord et surtout, la Russie tzariste qui, dans la seconde moitié du xixe siècle, reprit la vieille recette et s’engagea dans la voie de l’action antisémite, aussitôt que le trône des tzars commença à chanceler. Vers la fin du siècle, la Russie devint le pays classique de l’antisémitisme. Par ses agents et avec tous les moyens à sa disposition, le gouvernement du tsar inspirait, organisait, commandait, dirigeait les massacres des Juifs — les « pogromes » — dont les plus terribles sont connus à travers le monde (celui de Biélostok, en 1905, ceux — plusieurs — de Kichinev, et autres). En outre, toute une législation restrictive fut créée contre les Juifs. Vexations, humiliations, tracasseries de toute sorte formaient leur vie normale de tous les jours. Une zone spéciale — genre de « ghetto » italien médiéval — fut établie dans le sud-ouest du pays et assignée à la résidence des Juifs, avec mise