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sorte de tracasseries, de restrictions et de persécutions déclenchées contre les Juifs.

La mentalité surannée, — malsaine, perverse, stupide, mais répandue encore de nos jours sous forme de nationalisme et de chauvinisme (voir ces mots), d’une part, héritée des temps anciens, d’autre part soutenue à dessein par les classes possédantes et dirigeantes, pousse, aujourd’hui encore, à des actes d’hostilité envers les Juifs dans tel ou tel pays « civilisé ».

« Le fait d’être séparés par des signes distinctifs des autres citoyens ou sujets d’un pays signale les Israélites aux haines de la foule. En effet, quoique ne possédant point de territoire en commun et ne parlant point le même langage, les Juifs constituent, à certains égards, une nation, puisqu’ils ont conscience d’un passé collectif de joies et de souffrances, le dépôt de traditions identiques ainsi que la croyance plus ou moins illusoire à une même parenté. Unis par le nom, ils se reconnaissent comme formant un seul corps, sinon national du moins religieux, au milieu des autres hommes ». (Elisée Reclus, L’Homme et la Terre, t. VI, p. 373).

C’est avec un certain sentiment de fierté, de supériorité même, — sentiment parfois trop souligné — que, généralement, les Juifs gardent et portent, à travers le temps et l’espace, leurs qualités… et leurs défauts (car toutes les nations en possèdent les unes comme les autres). Et c’est ce qui fait augmenter les colères et les haines des gens qui n’admettent que pour eux le droit d’être fiers ou qui se croient dépourvus de défauts et bourrés de qualités.

L’animosité et les actes d’hostilité envers les Juifs prirent, cependant, un caractère et un aspect assez variés à travers les siècles et les pays divers.

Soumise, depuis assez longtemps déjà, à l’autorité de l’Empire Romain, la Judée fut définitivement vaincue et dévastée par les empereurs Vespasien et Titus (Ier siècle après J.-C.). Le sort des Juifs fut épouvantable. Voici dans quels termes il est peint par Elisée Reclus (œuvre citée, t. II, p. 515) : « Les Juifs, qui, mille ans auparavant, déifiaient les forces de la nature, comme tous les peuples des alentours, et, comme eux aussi, adoraient spécialement une divinité nationale, personnification de leur race, avaient fini par donner à leur religion un caractère absolument exclusif : les malheurs successifs dont ils furent frappés : défaites, bannissements en masse, exodes et oppressions, les avaient, pour ainsi dire, déracinés du sol ; ils s’étaient désintéressés des choses de la terre qui leur échappaient et, groupés autour de leurs prêtres, ils s’exaltaient de plus en plus dans leurs espérances de l’au delà, dans leur confiance aux promesses de Yahveh, le seul Dieu, le Vivant qui tient en sa main droite les choses éternelles. Comme d’autres, ils eussent pu s’accommoder de l’immense paix romaine et cheminer de leur mieux sur le pénible sentier de la vie ; mais, élevés par la foi au-dessus de l’existence banale, extasiés dans leur idée fixe, ils croyaient plus au miracle qu’à la réalité. Plutôt mourir que de partager leur adoration entre le vrai dieu et les aigles romaines, que de dresser à côté de l’autel des statues à Rome et à César. L’histoire de leur résistance suprême les montre vraiment incomparables dans l’énergie de la résistance, tant la folie collective les arrachait aux conditions ordinaires de la vie. Le drame final fut horrible. Les rangées de crucifiés que les assiégeants dressaient au-devant des remparts, les poussées de faméliques, ivres de chants et de prières, se ruant contre les glaives des Romains, le temple qui déborde de sang, tels sont les tableaux que nous représentent les annales de la guerre. Puis, on nous montre les milliers d’êtres lamentables qui se traînent sur les routes poudreuses et que Titus, les « Délices du Genre

humain », fait égorger, aux applaudissments de la foule, dans le vaste amphithéâtre du Colisée, construit par son père. Le siège de Jérusalem aurait coûté la vie, disent les historiens, à onze cent mille êtres humains, et le nombre des prisonniers juifs, hommes valides dont on pouvait faire des esclaves ou des gladiateurs, atteignit neuf cent mille hommes. Titus les avait distribués dans toutes les parties de l’Empire, partout où l’on avait besoin de victimes pour les fêtes, de bras pour les travaux publics. Une véritable chasse aux Juifs s’organisa, non seulement dans la Palestine, mais encore en Syrie, dans l’Asie Mineure, en Égypte, à Cyrène, jusqu’en Lybie. Il n’en restait plus un seul dans la Judée : c’est loin de la patrie que se trouvaient désormais leurs principales communautés. Ce qui restait de la nation eût été bien près de la mort, si des colonies n’avaient existé dans toutes les grandes villes riveraines de la Méditerranée orientale, ainsi qu’à Rome même et en d’autres cités de l’Occident ».

Tel fut le premier acte de la grande tragédie du peuple juif, tragédie qui se déroule, depuis lors, à travers toute l’histoire de l’humanité, jusqu’à nos jours. Reclus avait bien raison de dire que l’écrasement définitif des Juifs comme ensemble politique et l’expatriation complète de la nation furent l’un des faits les plus tragiques dans l’histoire des grands drames de l’humanité. C’est là que prend naissance l’image connue du « Juif errant », fuyant éternellement à travers le monde, persécuté partout, frappé de malheurs, haï, ne pouvant trouver nulle part ni paix, ni repos physique ou moral. Car, le drame s’éternisa. Le drame continue toujours à la honte de l’humanité moderne…

Mais, revenons à ses phases consécutives.

Après une accalmie relative, durant laquelle les Juifs, tout en jouissant officiellement des mêmes droits civiques que tous les autres citoyens de l’Empire, avaient une situation sociale extrêmement pénible, attachés aux travaux les plus lourds et subissant des privations et des humiliations de toute sorte, — après cette accalmie momentanée, les répressions aiguës contre les Juifs recommencèrent, dans les différentes parties de l’Empire romain, avec l’établissement du christianisme comme religion officielle, sous le règne de Constantin Ier, dit le Grand (commencement du ive siècle de notre ère). Cette fois, les persécutions prirent un caractère nettement religieux, doublé de mesures d’ordre politique. D’une part, la foule se ruait contre les Juifs comme anti-chrétiens, ennemis du Christ, « impurs », etc…, en les calomniant, en les accusant de toute sorte de monstruosités, meurtres rituels et ainsi de suite. C’est à cette époque que surgit la fameuse légende sur l’emploi par les Juifs du sang d’enfants chrétiens à la préparation du pain de la Pâque. « Il est curieux, — dit Reclus — que cette accusation soit précisément une vieille arme employée jadis par les païens contre les chrétiens eux-mêmes. Les calomnies féroces sont de tous les temps et servent à tous les partis. Qu’il y ait eu, de part et d’autre, des scélératesses commises, infanticides et autres, on ne saurait en douter ; mais il est non moins certain qu’elles furent surtout le fait des Chrétiens, puisque ceux-ci ont presque toujours disposé de la force et furent les persécuteurs » (Œuvre citée, t. III, p. 265). Il est curieux aussi qu’à cette époque les Juifs devenus Chrétiens se soient nettement séparés des Juifs restés fidèles à la religion de leurs ancêtres : désormais « la haine la plus sombre s’est allumée entre la mère et la fille », (Ernest Renan, Les Évangiles et la seconde génération chrétienne, p. 111). Les Juifs-chrétiens se rangèrent du côté des persécuteurs des Juifs. D’autre part, les empereurs chrétiens, cédant à l’opinion publique, créèrent pour les Juifs une législation restrictive exceptionnelle, donnant ainsi à l’oppres-