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LES ÎLES DANS

moitié d’un cadavre qui avait servi à repaître ces pauvres affamés. À la branche d’une pruche était suspendu le corps déchiqueté d’une petite fille qui, elle aussi, avait dû faire partie du lugubre garde-manger. Mangeurs et mangés furent enterrés pêle-mêle dans une vaste fosse que les pêcheurs ont eu la précaution d’entourer d’une palissade. Je vous mènerai voir ce triste endroit, si vous passez quelques jours au phare.

— Merci de votre complaisance, et je ne dis pas non, si le capitaine veut nous accorder cette relâche ; mais en attendant, savez-vous que votre naufrage du Granicus m’en rappelle un autre qui s’est passé en 1736 ? À cette époque un gouvernement prévoyant n’avait pas encore songé à venir en aide aux marins dévoyés, en jetant sur leurs routes des phares, des amers, et, en cas de malheur, des dépôts de provisions et des maisons de secours. Ce naufrage est celui du P. Crespel. Embarqué sur la Renommée, vaisseau de 300 tonneaux, armé de 14 canons et commandé par M. de Freneuse, il vint se jeter « à un quart de lieue de terre, sur la pointe d’une batture de roches plates, éloignée d’environ huit lieues de la pointe méridionale de l’Anticosti. » C’est peut-être une des plus navrantes légendes de l’île. À coup sûr, c’est la moins connue : et comme causer aide à tuer le temps à bord, je veux vous conter de fil en aiguille ce terrible épisode de la mer[1]

  1. Ce naufrage est raconté à son frère par le père Emmanuel Crespel qui le lui décrit d’une manière très-vive. Bibaud nous dit dans son « Magasin du Bas-Canada. » que, « ce récollet arriva dans la Nouvelle-France au commencement d’octobre 1724. » Après être resté quelque temps à Québec, le P. Crespel fut nommé par Mgr  de la Croix de Saint-Vallier missionnaire de Sorel, où il demeura deux ans. M. de Lignerie