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à la brunante

sur le couvercle de laquelle chevauchait un officier tout chamarré de croix et de cordons, monté sur un superbe cheval en émail noir.

Il renifla longuement le parfum de sa fine civette d’Espagne, puis décrochant de la muraille un second violon, tout vieux, tout rapiécé, tout dévernisé, pour lequel Richard n’aurait certainement pas donné deux minots de patates, il passa de la résine sur l’archet, et me regardant de ses yeux gris d’acier :

— Écoute-moi ça, mon gars, me dit-il.

Par un mouvement brusque, il avait jeté à terre son bonnet de laine ; ses cheveux clair-semés laissaient à découvert un front large, luisant et jauni comme celui d’un vieux christ en ivoire : le pied droit légèrement cambré en avant, attendait le moment de battre la mesure ; il avait redressé son dos voûté d’habitude, et son regard perdu entre les poutres du plafond, semblait y chercher quelque chose de vague, d’infini comme la profondeur de sa prunelle, pendant que l’archet courait distraitement sur les cordes, d’où s’échappaient des gémissements plaintifs.

Tout-à-coup son bras s’allongea fiévreusement, une trille navrante sortit des flancs du sapin harmonieux, et attaquant soudain une symphonie en mineure, il se prit à faire jaillir hors de son violon des cris d’amour, des larmes d’angoisses, des sanglots de désespoir qui me suffoquèrent la gorge.

Jamais mon âme, au milieu de ses rêveries, de ses épanchements et de ses douleurs intimes, n’avait rêvé rien de plus surhumain.