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JEAN-PAUL

regarde autour de moi : tout le monde paraît étudier. La plupart de mes condisciples écrivent : c’est l’heure des devoirs. Sous les flots de lumière électrique, je vois deux cents têtes penchées sur les livres, absorbées dans la recherche des mille petits problèmes que suscitent un thème ou une version. J’entends le bruit léger et un peu aigre des plumes qui courent sur les pages blanches, et le bruissement des feuilles qu’on tourne et retourne. Un appel au labeur surgit de toute la salle. Pourquoi donc ne puis-je y répondre, moi ? Mon imagination folle me soustrait à cette atmosphère encourageante.

Une rêverie m’absorbe et m’amuse. Je ferme les yeux et je vois une féerie qui tourbillonne autour de moi. Oh ! quel beau salon, que de messieurs élégants et de dames en toilettes ! L’orchestre joue, la danse s’ouvre. N’est-ce pas moi qu’on invite ? Quelqu’un me signale, partout on me désigne. Le bonheur me grise. Subitement mon rêve change, se transforme, se complète, revient. Tantôt je suis dans une grande soirée, avec tous les succès mondains ; tantôt je me retrouve à mon bureau de médecin, sur la rue Sherbrooke.

Je me suis fait une vie à part en mon intérieur, et, chaque fois que j’ai un moment de loisir, je m’envole vers mon petit château où m’accueillent une famille charmante, des amis sincères et beaucoup d’admirateurs. Quelle étrange chose ! Sûrement mon cas est exceptionnel, et personne ne saurait le comprendre. Aussi j’écris ces réflexions pour moi seul. J’aurais bien honte si quelqu’un les lisait, même mon confesseur.