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la Bosnie-Herzégovine, par exemple. Montmartre meurt avec l’insouciance. Nous serons bientôt obligés d’inventer des centenaires pour rappeler aux mémoires parisiennes l’existence de ces quartiers qui disparaissent. La terre à chansonniers et à caricaturistes devient stérile ; elle ne donne plus naissance qu’aux marlous et aux bourgeois. Et quant aux filles, qui, naguère encore, inspiraient certains hommes, posaient devant d’autres, elles veulent aujourd’hui voter, finir à l’Opéra, ou épouser un garagiste franc-maçon susceptible de gagner à la Loterie Nationale. Cela serre le cœur des vieux Parisiens qui, bien que ne connaissant Montmartre que par rues et jardinets, respiraient les légendes de cette terre promise et se savaient entourés d’artistes aussi joyeux de vivre, de boire, de mourir, que désintéressés. Pour un vieux Parisien, espèce très rare et qui tend à disparaître, (j’en ai connu un, et célèbre, qui prétendait que french-cancan était un mot français), pour un vieux Parisien, Montmartre, le vrai Montmartre était celui des cabarets et des poètes, à commencer par le Lapin à Gill — on n’écrira Agile que plus tard — où chantaient et « disaient » Delmet, Hyspa et Montoya. On parlait de Pierrot, de Mimi Pinson, de Belle Étoile et de Chevalier Printemps avec un grand sérieux, tout à fait comme on parle aujourd’hui de communisme, de stratosphère et de radiophonie dans les taximètres. On vivait dans un monde qui tenait à la fois d’un tableau de Watteau et d’un jour de Mi-Carême. Des étudiants monoclés, vê-