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litaire à la Rotonde ou à la Coupole, deux académies de trottoir où s’enseigne la vie de Bohème, le mépris du bourgeois, l’humour et la soulographie. La crise a porté un assez sérieux coup à Montparnasse. Mais nous y connûmes une agitation qui tenait du déluge, du grand siècle et de la fin du monde. Des taxis ont véhiculé des nuits durant rue Delambre, rue Vavin ou rue Campagne-Première, des Lithuaniens, faiseurs de vers hirsutes, des Chiliens en chandail qui peignaient avec des fourchettes à escargots, des nègres agrégés, des philosophes abyssins, des réfugiés russes experts dans l’art d’inventer des soporifiques, des loteries ou des maisons de couture. Cette atmosphère de maisons de fous n’était pas toute déplaisante.

Pendant l’hiver 1929-1930, j’allais rendre visite à un délicieux Portugais qui vivait en meublé non loin de la librairie Larousse. Je le trouvais généralement nu, déambulant dans sa chambre et s’arrêtant soudain pour crayonner les murs, comme faisait Scribe quand il avait besoin de répliques vraies. Mais le Portugais n’improvisait aucune scène : il était à la recherche d’un art nouveau qui devait, dans son esprit, réunir les avantages de la peinture, de la littérature et du papier peint. Sollicité dix fois par jour, et même serré de près par des fournisseurs de vers du quartier, il vendait sans hésitation un fauteuil, une glace, un guéridon de la maison pour six ou sept francs, ne conservant qu’un petit complet veston mastic couvert de taches dont il avait