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tout. La nouvelle de l’offre de la couronne d’Espagne à Léopold de Hohenzollern tomba sur Paris confiant et crédule, qui se croyait fort parce qu’il avait l’esprit de blague. Que l’édifice de l’Empire fût en staff, chacun le savait, mais la superstition de la puissance française aveuglait tout le monde. Et puis, Lebœuf n’affirmait-il pas que nous étions cinq fois prêts ? La paix n’était pas devenue impossible encore que déjà les belles dames des Tuileries brodaient les drapeaux qui salueraient l’Empereur entrant à Berlin. Je revois les cortèges de gueulards, les bandes louches en blouses blanches, les cohortes de policiers donnant la chasse aux protestataires assez osés pour crier : « Vive la paix ! » Le 19 juillet, la guerre était déclarée. La mobilisation s’effectua dans un désordre si manifeste que sur-le-champ tous les yeux se dessillèrent : notre pays allait au désastre. L’Empire n’avait préparé qu’une façade théâtrale de défense contre un ennemi formidablement organisé.

Je courus à la gendarmerie. Les réservistes et les congédiés avaient ordre de rejoindre, mais où ? Les renseignements qu’on me donnait étaient contradictoires. Mes états de services lors de la campagne d’Italie me désignaient pour le génie, où m’avait admis temporairement le capitaine Quincette. En étais-je encore ? Ou bien, faisais-je partie des quatrièmes bataillons de seconde ligne ? Personne n’en savait rien. Les dépôts débordaient de troupiers à la recherche de leurs régiments, et qu’on expédiait au petit bonheur, sauf à reconnaître qu’on les avait égarés. À la section technique du génie, il me fut dit que le capitaine en premier Quincette, qui, à la veille de prendre sa retraite, devait être promu chef de bataillon, était chargé de rassembler un contingent exceptionnel. Je me rendis à son bureau. Il se souvint à peine de moi — il ne m’avait pas revu depuis 1859 — mais décréta que j’étais maintenu à la disposition du génie, avec affectation à la compagnie qu’on se préparait à diriger sur Dijon. Le soir même un gendarme m’apportait ma feuille de route. Mon employé, M. Leclerc, n’étant pas mobilisable, je lui confiai la gestion de mes affaires. Je fis une tournée d’adieu au Quartier latin, qui s’était vidé de toute sa jeunesse. Au café Soufflet,