Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
240

ramenait au Champ-de-Mars, où l’on n’avait pas remarqué sa longue absence. Il fut convenu que je la reverrais le lendemain, que je la reverrais chaque jour. Le soir, comme je traînais avec mes amis à la Jeune France, j’y fus rejoint par Flore Lassin, dite Beauté, cette coucheuse que je recherchais pour sa fausse ressemblance avec Éva. Elle était libre. Je l’emmenai chez moi et ne la lâchai pas de la nuit.

Quinze jours plus tard, quiconque nous rencontrait, Éva et moi, devait se dire que nous étions des amants de déjà vieille date. Nous avions pris la décision prudente de ne nous voir qu’au-dehors de l’Exposition. J’avais loué une belle chambre à l’hôtel de l’Alma, au coin de la rue Vernet. Nous déjeunions dans un restaurant voisin, puis l’hôtel isolait notre chair à chair. Deux fois par semaine elle prétextait une invitation du Comité pour obtenir de ses parents la permission d’onze heures, qui suffisait au déroulement de notre programme. Dès six heures nous dînions ; à sept, nous faisions l’amour, le rideau se levant sur deux actes. À dix, enfin, nous courions au bal, et Éva, folle de danse, passait à mon bras le portique flamboyant de Mabille ou de Bullier.

Mabille ! Bullier ! L’Éden de l’Allée des Veuves l’avait conquise par le faste de son luminaire, par son entraînant orchestre, inégalable, que dirigeait Olivier Métra. Mais Bullier, ex-Closerie des Lilas, paradis chorégraphique de la jeunesse ! La première fois, elle y était entrée en tremblant ; elle y serait revenue chaque soir à présent qu’elle en avait partagé la joie chahuteuse, terreur du philistin correct et vicieux. Nous y retrouvions mes amis, qui enviaient mon sort. Elle était avec eux franchement amicale. Aussitôt nous nous élancions dans la tonnante artillerie d’un quadrille ; elle participait à la fantaisie échevelée d’un cancan. Quelques soirs avaient fait d’elle une parfaite cabrioleuse, n’ignorant rien du balancé, de l’entre-deux ni de la chaloupe. Elle eût exécuté le grand écart, pour un peu, avec la souplesse d’une élève de Rigolboche, comme il en était là de fameuses, levant si haut la cuisse, que du râble au chignon elles semblaient écartelées.

La passion de danser se révélait excessive en Éva qui, je