Page:Fargèze - Mémoires amoureux, 1980.djvu/236

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
233

— Vous aimez la musique, mademoiselle ? fis-je, ne sachant que dire.

— La musique et la danse, oui, monsieur.

Je rayonnais. Peut-être aurais-je mis à profit cette indulgence inespérée si plusieurs fonctionnaires de l’Exposition ne s’étaient trouvés avec Éva, qui s’éloigna, glissant sa crinoline à travers les allées encombrées de caisses et de brouettes. Je continuai ma promenade en sifflotant, ce qui depuis longtemps ne m’était pas arrivé. Je me sentais revivre. Je renaissais à l’espoir.

C’était le matin, cela. Je la revis l’après-midi et, rassuré, je courus à elle. On l’avait chargée d’être l’intermédiaire entre le Comité et les dames qu’il employait. Il y avait de ces dames, toutes coquettement travesties, dans les galeries et, au-dehors, dans des kiosques. J’aurais donc le bonheur de la rencontrer fréquemment. Je le lui dis. Une vive rougeur lui envahit le visage.

— Vous serez sérieux, monsieur, sinon il me serait impossible de vous voir.

Je n’en pouvais plus douter : elle ne me faisait pas grief du viol de ses lèvres. Elle paraissait avoir oublié cette rapide scène dont le souvenir était si vif en moi. Révélation libératrice ! Je cessai, dès cette minute, d’être le damné d’amour qui nuit et jour endurait des tortures. Je repris ma vie normale, dans le cercle de mes amitiés. Mes sens recouvrèrent leur équilibre, Isabelle et quelques irrégulières y aidant. Certes, de tout mon être physique je désirais Éva Cadine, mais à présent j’avais le sentiment que cette jolie fille n’était peut-être pas l’inaccessible que j’avais imaginée, et cela me rendait capable d’une discipline lucide et sereine. Mon désir au paroxysme faisait allégrement confiance à ma volonté de possession.

L’Exposition universelle était ouverte. On en célébrait l’éclat incomparable. Un innombrable pittoresque y amusait le visiteur. L’elliptique palais central, gigantesque, déroulait en son pourtour une ceinture de brasseries peuplées d’émoustillantes serveuses. Le Parc, où d’heure en heure tintait le carillon aux quarante-trois cloches, offrait un microcosme de l’Orient, avec son quartier turc, ses