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avoir le feu au cul. J’en étais à ce même point le soir du Mardi-Gras quand je me souvins d’un bal masqué, un modeste bal à clarinette, dont m’avait parlé Ludivine. Je continuais de voir cette blonde fille, poitrine pesante et derrière bien calibré. Je la recevais à présent dans ma chambre, sans toutefois beaucoup l’y retenir, car elle était bête et ne changeait pas assez souvent de chemise.

Elle passerait, m’avait-elle dit, la nuit du Mardi-Gras à ce bal, proche de la barrière, avec de petites gens du voisinage, dont plusieurs ne m’étaient pas inconnus. J’y fus à une heure du matin, sous mon masque et dans mon habit de pierrot, mais ma haute taille ne me permit pas de m’y dissimuler longtemps, alors qu’il me fallut plus d’une heure pour dépister Ludivine sous le travesti rose d’une laitière en sabots. Elle me fit intriguer par une pierrette joliment prise de taille, qui consentit à soulever son loup, sous lequel j’identifiai une mercière de la Grande-Rue, Mme Adin, jeune veuve que je saluais quelquefois en passant devant sa boutique, et qui, grande, mince, légère, m’intéressait par un clair visage piqueté de son, une excitante bouche qui devait à sa conformation d’être toujours entrouverte sur le rire des dents. Je dansai avec l’une et l’autre. Je payai à boire. Je me distinguai dans un quadrille des lanciers. À trois heures, enfin, mes cavalières voulant s’en aller, je les invitai à venir goûter chez moi du vin de Beaune qui arrivait tout droit du pays. Ludivine accepta vivement, Mme Adin se laissant entraîner par elle. Ma chambre était d’ailleurs à quelques minutes de là.

Je fis un bon feu. Deux bouteilles de Beaune arrosèrent des biscuits que j’avais en réserve. Je titubais. Très soûle, Ludivine braillait la rengaine, sur l’air du Bivouac, qu’on était las d’entendre : « Faut toujours, quand un Français s’grise — Qu’il frappe, qu’il cogne, qu’il brise — Chacun sait ça… ! — Mais si la France casse les verres — Foutons-nous-en, c’est l’Angleterre — Qui les paiera. » Quant à Mme Adin, la tête paraissait lui tourner. Elle écoutait sans mot dire, se tenant manifestement sur ses gardes. Alors la braillante petite bonne ayant ramené jusqu’au ventre son cotillon de laitière, je me défis de ma défroque de pierrot