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châtains, drus et plantés droits, passaient des reflets de vieux bronze. Ses yeux francs vivaient sous des sourcils épais, dessinés comme au pinceau. D’une fraîcheur paysanne, ses lèvres s’ouvraient sur un clavier de dents très blanches. Une exubérante barbe parachevait ce visage de bon géant, une barbe qu’il laissait descendre en généreux lacs, se déployer tout au long et tout au large du gilet.

C’était un rude lapin, mais un bon bougre. Fils d’un marchand de bois, il s’était fait constructeur de bateaux et tous les mariniers du pays achalandaient sa maison. Il avait, il est vrai, épousé la fille d’un pénichien, et ma brave femme de mère pouvait se flatter de lui avoir apporté, avec quatre mille francs d’argent, le plus joli minois de blonde qui fût en Bourgogne. Vais-je répéter que j’avais de qui tenir ? Ah ! ma pauvre maman, si aimante et douce ! Je la revois alors qu’elle approchait de la quarantaine. Dans mon souvenir s’estompent les traits d’une petite femme accorte et vive, en sabots qui tapageaient comme des castagnettes. Des yeux bleus, qui restèrent bleus. Un menton gras. Un air étonné, puéril et rieur. Elle était bien née pour la quiétude du pays bourguignon, et je crois pouvoir dire qu’entre elle et mon père il n’y eut jamais que témoignages de tendresse et façons de galant. Lui, travaillant à ses bateaux, elle, bichonnant son ménage, de tout temps ils acceptèrent avec bonne humeur les à-coups du sort, qui d’ailleurs leur furent peu cruels, jusqu’au seuil de leur vieillesse où mes continuelles folies vinrent trop souvent les attrister.

La maison paternelle se mirait dans la Saône, à cent pas du canal, en plein midi. Une crique sablonneuse y abritait les ateliers, vastes baraquements sous lesquels s’étendaient les ossatures des péniches en construction. Une dizaine de compagnons travaillaient là. Mon père, aussi bon charpentier qu’habile modeleur, préparait la coupe et appareillait les pièces. Il gagnait « ce qu’il voulait ». On disait dans le pays : « Les Fargèze vivent heureux comme poissons en Saône. Ils doivent avoir de belles économies au soleil. » Ce qui était vrai. Chez nous, à aucun moment on ne connut la gêne. On mangeait bien,