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le bonnet de police de Bougret il le fit voler à travers la salle. Inquiets, cette fois, les soldats se levèrent pour gagner la porte, mais Bougret voulut ramasser son bonnet, ce qui retarda sa retraite. Lui fermant le passage, l’homme lui décocha en plein visage un coup qui fit jaillir le sang. Bougret n’était pas de taille à riposter. Son agresseur l’acculait dans un coin, se préparant à l’entreprendre. Il faisait peine à voir, appelait à l’aide, mais ses camarades, dehors déjà, et qui tentaient de revenir pour le dégager, se heurtaient à un barrage formé par les autres, par le tenancier lui-même, prenant parti pour sa clientèle de charretiers. Je n’hésitai pas une seconde. Je bondis sur l’homme et, l’empoignant rudement au collet, je l’envoyai rouler à terre. Saisissant aux reins le tenancier, je le secouai d’avant en arrière et le basculai sur une table. L’un des énergumènes qui défendaient la porte venait de m’allonger un furieux coup de pied dans les côtes, qui eût pu m’étourdir. Je l’étreignis à pleine ceinture et fis masse de son corps sur ses compères. Cette manœuvre dégageait la porte. Poussant mon lascar dans le recoin du comptoir, où il trébucha, je m’échappai en même temps que Bougret, qui continuait de saigner à gros jets, mais du nez seulement. Nous prîmes rapidement le large, car des gens de mauvaise mine accouraient de toutes parts.

J’avais eu chaud, et la moindre faute de tactique eût pu me coûter cher. La soudaineté de mon attaque et le sentiment de ma force m’avaient sauvé. Bougret se mouilla le nez à une fontaine. Il me fit mille remerciements et ses deux camarades me complimentèrent. Alors, comme il ne pleuvait plus et que les batteries donnent soif, j’emmenai le trio boire une bouteille dans un endroit mieux famé. Quand nous nous séparâmes nous étions, Bougret et moi, les meilleurs amis du monde.

Je ne tenais qu’à demi à m’aller encroûter à Saint-Brice pour la Toussaint, mais ma mère se languissait de moi, comme on dit chez nous. Je demandai cinq jours au conducteur, qui m’en accorda huit. Je n’avais rien fait qui justifiât cette générosité, mais le bonhomme à la barbe de chèvre se réjouissait d’être huit jours sans me voir.