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durement certain soir. La rencontrant à la nuit, comme elle revenait des champs, rose, menue, joliment faite, je m’avisai de prendre avec elle d’excusables libertés. Une vive tape sur ma main rôdeuse, et la menace d’une gifle. Elle se fâcha tout de bon :

— Félicien, j’aime pas ces manières. Va trouver Agathe, si ça te dit !

J’en étais là quand, un jour de juin, M. Toussaint, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées, vint de Dijon pour nous demander d’accélérer notre fabrication de radeaux. Mon père lui fit les honneurs de ses chantiers et de ses bureaux, où il me trouva penché sur une épure fignolée à l’encre de Chine, avec toute la minutie dont — ô paradoxe ! — j’étais capable. Il y jeta les yeux, en loua la netteté linéaire. Il observa que je dessinais très purement la lettre. Par ailleurs, ma mine éveillée lui plut et il le dit. Mon heureux père buvait du lait.

— Il a fait ses classes au lycée de Dijon, observa-t-il en se rengorgeant.

— Eh bien ! confiez-le-moi, fit M. Toussaint. Il y aurait une belle carrière pour lui dans nos services du canal.

Cette proposition tombait à pic. Mon père ne sut d’abord que répondre, puis il remercia l’ingénieur en chef et je le remerciai après lui, avec un empressement qui ne dut pas lui échapper car il ajouta :

— Je vais avoir un poste disponible. Prenez une décision et écrivez-moi.

C’était tout décidé. Je ne songeais qu’à renouveler mon évasion de Saint-Brice. Mon père, qui me voyait bâiller du matin au soir, savait bien qu’il ne ferait jamais de moi son successeur aux chantiers à bateaux. Il ne refusait pas de m’envoyer à la ville s’il s’agissait d’y remplir une fonction officielle. Commis chez les Boulard, c’était humiliant, mais employé des ponts-et-chaussées dans les services du canal de Bourgogne, c’était mieux qu’honorable. Quant à ma mère, elle considéra que Dijon n’étant pas loin de Saint-Brice, je pourrais venir de temps à autre passer le dimanche à la maison. Aussi la décision ne traîna-t-elle pas, et de ma plus belle écriture, faisant valoir mon plus