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aurait défendu. D’abord elle refusa ; mais ayant consulté la commère Aupais, et celle-ci lui représentant que, selon les lois des combats, elle ne pouvait sortir du lieu où elle était sans la permission de son vainqueur, elle donna enfin sa parole. Alors on la retira, et on la ramena dans sa chambre où la paix se fit. L’auteur ajoute :

« Pendant quelques jours elle ressentit quelque douleur des suites de la correction un peu appuyée qu’elle avait reçue : mais avec l’aide de Dieu tout cela se passa. Du reste elle fut fidèle au traité, et depuis ce moment non seulement elle ne contredit jamais son seigneur, mais elle lui obéit encore dans tout ce qu’il lui plut d’ordonner. »

Enfin, après cette affirmation qui nous étonne, car les mauvaises femmes ne se corrigent guère, il termine par ce salutaire conseil aux lecteurs :

« Quant à vous, messieurs, qui venez d’entendre mon fabliau, si vous avez des femmes comme celle de Sire Hain, faites comme lui ; mais n’attendez pas aussi longtemps ! »

On voit d’après cet extrait que le fabliau de Peaucèle ressemble fort à notre farce[1]. Nous y retrouvons Jaquinot qui s’appelle Sire Hain et sa femme, qui s’appelle Dame Anieuse. Il a résolu, lui aussi, d’être le maître en sa maison. Mais sa femme ne veut céder sans lutte. Le cuvier vient heureusement lui donner la victoire. Dans le fabliau comme dans la farce, ce personnage inanimé joue un très grand rôle et le fabliau comme la farce aurait pu s’appeler « Le Cuvier ». Nous n’avons pas entendu parler du rollet, du parchemin sur lequel le mari inscrit les différentes besognes que lui impose sa femme, sans doute nous le devons à l’imagination du poète comique qui adapta le fabliau de Peaucèle. Dans un conte allemand (J. Pauli, Shimpf und Ernnst) imprimé à Strasbourg en 1522, nous retrouvons l’idée du parchemin. Mais les rôles sont changés : c’est la femme qui écrit sous la dictée du mari. C’est lui, qui rentrant gris à la maison, tombe dans l’eau, et qui permet à sa femme de faire tout à sa volonté désormais, à condition qu’elle le retirera.

Ce rapprochement a été indiqué à M. Picot par M. Gaston Paris, l’éminent médiéviste. Le savant professeur M. Petit de Julleville, dans son remarquable ouvrage sur le théâtre au moyen âge (Répertoire) semble voir dans ce conte allemand une des sources de notre farce. Mais pour être imprimée à une époque postérieure, la Farce du Cuvier est-elle postérieure au conte ? Nous ne le pensons pas. En effet, la Farce du Cuvier nous est parvenue dans le Recueil précieux conservé au British Muséum, et le Recueil date de l’année 1547, c’est-à-dire du milieu du XVIe siècle (Cette date se trouve à la fin de la Ire pièce du Recueil intitulée le Conseil du nouveau Marié). L’imprimeur est Barnabé Chaussart de Lyon ou plutôt son successeur. Chaussart imprimait vers la fin du XVe siècle. La première édition de la « Vie du terrible Robert le Diable » fut imprimée chez lui en 1496 (F. Didot). Mais la Farce du Cuvier est antérieure, et n’a sans doute été imprimée qu’alors qu’elle était déjà populaire.

Du reste, le Recueil lui-même, que j’ai étudié avec soin à Londres, est factice et se compose de 64 farces, imprimées dans divers endroits (à Lyon et à Rouen en particulier).

  1. De même le « Meunier de qui le Diable emporte l’âme », farce par Andrieu de la Vigne (1496), est l’imitation d’un fabliau de Rutebeuf (Petit de Julleville).