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des joies qu’il a goûtées ou qu’il ne connaît que par ouï-dire. Chaque homme a, comme on l’a dit, son roman tout prêt dans sa tête. Il faut donc, pour le séduire, que la conception de fantaisie corresponde à ses préoccupations du moment, et cette nécessité d’une communauté de sentiments entre l’aliéné et son associé se réalise facilement dans la vie.

De la part des inconnus, bien des manifestations, même vulgaires, nous surprennent. Les gens avec lesquels nous avons pris l’habitude de vivre dans un commerce de chaque jour peuvent au contraire se permettre des bizarreries qui ne nous affligent ni ne nous étonnent, accoutumés que nous sommes à leur humeur. Il existe pour les relations sociales une sorte d’acclimatement qui atténue l’imprévu, s’il ne le supprime pas.

La cohabitation d’un individu faible avec un aliéné, constante, sans rémission comme sans réticences, la participation aux mêmes espoirs et aux mêmes craintes, sollicitée par des événements dont une portion n’est pas sans attaches avec la réalité, ménagent la transition entre la raison défaillante et le délire. La folie d’ailleurs, dans le milieu que nous représentons, n’est pas le fait d’une invasion subite. La période prodromique a préparé incidemment les voies. Les deux confidents ont mis en commun leurs aspirations et leurs peines, et quand l’un des deux vient à excéder la limite du raisonnable, l’autre ne la franchit pas brusquement, mais y pénètre par une insinuation progressive. C’est donc peu à peu que ce travail de solidarité s’effectue.

Rendu à lui-même, ne fût-ce que pendant quelques heures chaque jour, ou quelques journées chaque semaine, le néophyte du délire réfléchit ; les doutes l’assaillent, la raison se relève. Pour que la conversion soit complète, il faut un entraînement sans répit, qui ne laisse pas de temps pour se reprendre. Tel est en effet le cas des délirants à deux. Toujours les relations ont été étroites et longtemps prolongées ; toujours le second malade a été mêlé au début de la maladie et en a parcouru les phases successives. Luttant d’abord, se défendant de moins en moins, enfin prenant fait et cause pour des conceptions qu’il s’est lentement assimilées. Cette dégradation est évidente dans toutes les observations, et elle est d’autant plus manifeste qu’on a pu pénétrer plus avant dans l’évolution intime de la maladie.