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contesta sérieusement l’existence d’Homère. Aux prétentions de cette école esthétique qui voulait voir dans la beauté des œuvres du poëte la preuve de son existence, Wolff opposa une école historique forte d’argumens et d’érudition. Il soutint d’abord qu’Homère n’avait pas écrit, mais chanté les vers qui pendant plusieurs siècles s’étaient conservés dans la mémoire des poëtes. Wood, de Mérian et M. Milgen partagèrent cette opinion, fondée principalement sur le silence absolu d’Homère relativement à l’art matériel d’écrire. Puis, passant à l’examen de toutes les œuvres du poëte, rapprochant les analogies et les contrastes qui se trouvent entre quelques-unes de leurs parties, Wolff en vint à soutenir qu’elles appartenaient à plusieurs auteurs. Ce système fut développé avec un art, avec un esprit remarquable ; il fit révolution, et un grand nombre de littérateurs l’accueillirent. De nos jours, Dugas-Montbel l’a reproduit dans son Essai sur les poésies homériques. Quelques anciens croyans protestèrent avec énergie. Renoncer à Homère, c’était renoncer à leur dieu. Larcher, Sainte-Croix, Cesarotti, et plus récemment M. Pagne-Knight dans les prolégomènes de son édition d’Homère, soutinrent l’existence du poëte et se constituèrent les défenseurs de l’unité de ses œuvres.

Les opinions de Wolff, qui consistent à nier l’existence d’Homère, ont cependant acquis en France, à l’aide de ses partisans distingués, tels que Lévesque, Clavier et Dugas-Montbel, une sorte de popularité. Les textes des deux poëmes d’Homère ont subi de telles altérations que des vers entiers de l’Iliade et de l’Odyssée, cités par Platon, Aristote et Plutarque, n’existent plus dans les manuscrits ou les éditions qui nous restent. Or, selon Wolff, qui a développé ces idées en 1793, Homère n’a jamais rien écrit : de son temps, l’art de l’écriture n’existait pas chez les Grecs ; il a pu composer, réciter, chanter çà et là quelques fragmens qu’on a retenus, complétés, mis en ordre. Pour établir ce système, Wolff a besoin de faire Homère un peu plus ancien qu’il n’a paru l’être, ou plutôt de supposer que, depuis la prise de Troie jusqu’à l’an 950 avant notre ère, un poëte ou plusieurs poëtes ont célébré Agamemnon, Achille, Nestor, Ulysse, déploré la mort de Patrocle et raconté les malheurs de Priam. On a même fait remonter jusque vers le temps des Argonautes ces familles de rhapsodes qui parcouraient les villages et les villes en chantant leurs vers ou ceux d’autres poëtes. Homère n’aurait été qu’un de ces rhapsodes célébrant de préférence dans ses vers les exploits des Grecs vainqueurs des Troyens. Ses chants et ceux des autres rhapsodes ses contemporains ou ses successeurs, rassemblés sous Lycurgue, sous Pisistrate, et collationnés par les grammairiens d’Alexandrie, ont pris peu à peu une liaison épique à laquelle ni Homère ni les Homérides n’avaient jamais pu songer.

Telles sont les hypothèses habilement présentées tour à tour par Ch. Perrault, Vico, Wolff et Dugas-Montbel. Mais l’ingénieuse sagacité qui organisait ce système avait à lutter contre des faits qu’elle ne pouvait détruire.

Avant l’établissement de l’école d’Alexandrie, Aristote admirait la parfaite unité qu’Homère avait su imprimer à ses grands poëmes : il le trouvait supérieur en ce point à tous ceux qui avaient composé des héracléides, des théséides et autres épopées. Il le trouvait en outre si habile à rapprocher tous les détails qui tenaient à une seule action, à lier entre elles toutes les parties d’un même tout, que ses ouvrages ne pouvaient admettre nulle part des transpositions. L’antiquité entière et presque tous les littérateurs modernes en ont conçu la même idée, et si c’est là une opinion fortement appuyée par les faits, c’est aussi un sentiment dont on ne peut se défendre en lisant l’Iliade et l’Odyssée. Est-il possible de concevoir que plusieurs intelligences aient travaillé à une œuvre aussi grandiose, aussi parfaite d’unité ? Cet ensemble, qui résume tant de traditions, formé de détails si habiles, appartient à une seule conception, à une conception mûrie par l’expérience et par l’âge : nous devons en croire surtout cette impression qui résulte de la lecture de son poëme.

Quel que soit le terme de cette discussion, qui est presque devenue une dispute, l’antiquité elle-même a cru à l’existence d’Homère. Sept villes ont voulu s’honorer d’avoir été sa patrie : Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chios, Argos, Athènes. Un voile obscur couvrait son origine. Ce mystère semble ajouter de la grandeur à sa mémoire.

Des statues, des bustes ont prouvé l’admiration des Grecs pour cet homme divin ; cependant, nous pouvons douter avec Pline que l’on ait possédé son portrait véritable. Les monnaies des anciens, consacrées à la divinité et sur lesquelles il est si rare de trouver d’autres portraits que ceux des maîtres du monde, nous ont conservé l’idéal de la tête d’Homère.

Smyrne, Ios, Amastris, Prusia, Larisse, nous offrent des portraits qui tous ont entre eux de l’analogie, malgré la différence de l’exécution. Constantinople a placé cette image sur les tessères et les pièces de bronze destinées au service de ses jeux et de ses cérémonies. Voici comment nous y voyons la tête d’Homère[1] :

Son front est élevé, saillant. Son œil est ombragé par un sourcil épais. La réflexion plus que la cécité semble avoir creusé son orbite. Le nez, qui arrondit le profil, lui donne de l’analogie avec celui du lion, qui de tous les animaux a l’aspect le plus noble et le plus imposant. Ces lèvres d’où s’échappaient des torrens d’éloquence s’entr’ouvrent avec un mouvement de fierté et sont entourées d’une barbe ondoyante.

  1. Portrait d’Homère d’après les médailles qui se trouvent au cabinet des médailles de la bibliothèque du roi.