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SUR LA THÉOGONIE.

temps de s’entretenir ici sur le chêne ou sur le rocher, comme les vierges et les jeunes hommes qui discourent ensemble. » Heyne et Wolf prétendent que cette tournure indique la sécurité avec laquelle on s’entretient, comme lorsque deux personnes assises dans un lieu élevé, sur un arbre ou sur une roche, se plaisent à causer tranquillement. L’expression d’Hésiode péri drun ou péri pétrès est à peu près conforme à celle d’Homère apo druos, apo pétrès, que les traducteurs ont eu tort, selon nous, d’expliquer comme si le poëte disait : « Ce n’est plus le temps de parler du chêne ou du rocher. » Nous croyons qu’Homère laisse à entendre que ce n’est plus le temps de s’asseoir sur le haut d’un rocher ou à l’ombre d’un chêne pour discourir longuement, comme font les bergers oisifs. C’est dans le même sens qu’Hésiode emploie ce proverbe qui rappelle la grande simplicité des mœurs antiques et l’époque où les hommes vivaient encore plutôt dispersés dans les forêts que réunis dans les cités.

Dans l’Odyssée (ch. 19, v. 163), Pénélope dit à Ulysse, qu’elle ne reconnaît pas : « Dis-moi quelle est ta puissance ; car tu n’es pas né de l’ancien chêne ou du rocher. » Les scholiastes prétendent que cette croyance populaire est due à la tradition fabuleuse d’après laquelle, les femmes déposant leurs enfans dans le creux des arbres, ceux qui trouvaient ces enfans les disaient nés du chêne ou du rocher, ou qu’elle s’est répandue parce que les premiers hommes, encore nomades, s’accouplaient avec les femmes dans les lieux arides et dans les forêts sauvages. D’autres commentateurs y voient une allusion à la métamorphose des pierres en hommes par Deucalion, métamorphose qui fournissait aux enfans des sujets d’entretiens futiles. Quoi qu’il en soit, elle retrace ici d’anciens et obscurs souvenirs ; elle rappelle confusément ce mystère des origines qui se perd dans la nuit des âges. Un pareil sens ne peut s’appliquer ni à l’autre passage de l’Iliade ni au vers de la Théogonie. Voici comment ce vers est paraphrasé par Wolf : « Sed quid in his quæ ad eam rem quam tracto, minus faciunt, tam diù velut otiosus moror ? » Une telle explication est conforme à celle du scholiaste. Wolf trouve que cette réflexion d’Hésiode a quelque chose de brusque et de forcé. En effet elle, ne se rattache ni à ce qui la précède ni à ce qui la suit. Peut-être a-t-elle été ajoutée par un de ces rhapsodes dont souvent la mémoire, confondant les anciens poëmes, intercalait dans l’un les vers qui appartenaient à un autre.

(11) Ce vers ressemble au trente-deuxième et par conséquent est tiré de l’Iliade. Nous retrouvons dans Hésiode beaucoup de vers qui existent déjà dans Homère ; on a voulu en conclure que l’auteur de la Théogonie était postérieur au chantre de la guerre de Troie. Mais qui peut décider quel est celui de ces deux poëtes qui a copié ou imité l’autre ? La véritable preuve de la postériorité d’Hésiode, ce ne sont pas quelques formes de langage qui étaient entrées pour ainsi dire dans le domaine public, c’est le sujet particulier de ses chants, c’est le fond même de la poésie.

(12) Cette image de la parole, comparée à un flot qui coule, a son origine dans l’Iliade (ch. 1, v. 249). Homère dit que les paroles coulaient plus douces que le miel de la bouche de Nestor.

(13) La poésie grecque, malgré sa simplicité ordinaire, prêtait aux choses inanimées le sentiment de la douleur ou de la joie, mais elle n’avait recours que rarement à cette espèce de personnification poétique. L’idée de faire sourire le palais de Jupiter quand les Muses chantent a été probablement inspirée à Hésiode par ce passage de L’Iliade (ch. 19, v. 362) :

« L’éclat de ces armes monte jusqu’au ciel, et la terre tout entière sourit aux éclairs de l’airain. »

L’image employée par Hésiode semble aussi belle, quoique moins hardie, que les expressions d’Homère ; le merveilleux et l’extraordinaire s’appliquaient naturellement au chant des Muses et au séjour des dieux. Dans Homère, il s’agit de l’appareil des batailles, de l’éclat menaçant des lances et des boucliers, tandis qu’Hésiode nous représente les Muses charmant l’Olympe de leurs accords pacifiques et harmonieux : l’image du sourire qui fait naître l’idée du calme et de l’allégresse paraît donc ici plus convenablement placée.

Ces deux passages de L’Iliade et de la Théogonie ont eu de nombreux imitateurs.

(14) L’épithète de neigeux, appliquée à l’Olympe, est d’origine homérique et indique que la demeure des dieux n’était autre chose qu’une montagne de Thessalie couverte de neige à cause de son élévation. L’humanité avait servi de type à l’image de la divinité : les dieux se livraient à tous les plaisirs et à toutes les passions des hommes ; ils aimaient comme eux les festins et la musique. Ce qui établissait leur supériorité, c’était leur force physique, c’était le lieu où ils demeuraient ; si dans l’origine ils avaient habité la terre, leur séjour ne s’était reculé que sur une montagne, et l’anthropomorphisme avait construit et peuplé leur Olympe.

(15) Les Muses chantent d’abord la Terre et Uranus et tous les dieux enfantés par ces deux divinités, les dieux appelés Uranides ou Titans, les dieux du premier ordre ; puis Jupiter et ses descendans, qui appartiennent à la seconde race ; enfin les héros, c’est-à-dire les fondateurs de villes, les bienfaiteurs de l’humanité, les inventeurs des arts, les guerriers fameux qui ont joui des honneurs divins après leur mort. Il n’est pas étonnant que les Muses célèbrent