Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

publique pour le peuple et une doctrine secrète pour les sages qu’il initie dans ses mystères.

Les principes générateurs d’Orphée, dans sa langue hiéroglyphique, sont l’éther, le chaos et la nuit. L’éther est le principe du bien, ou l’Oromase de la Perse, le chaos est le génie du mal, ou l’Arimane ; l’ordonnateur du monde les concilie ensemble et les unit. Il résulte de cet hymen étrange, mais que l’introduction du mal physique et du mal moral semble justifier, il en résulte, dis-je, un œuf que Dieu confie à la nuit. Cet œuf se partage en deux pour former le ciel et la terre, la nuit le féconde, et voilà l’organisation de l’univers.

Lorsqu’on explique Orphée par lui-même, c’est-à-dire son Kraterès par d’autres productions où sa pensée primitive est moins enveloppée, on arrive à une philosophie plus digne de la morale éternelle des âges primitifs.

Jupiter ou l’âme du monde, c’est-à-dire l’Être suprême, préexistait de toute éternité ; il renfermait dans son sein tout ce qui était, ainsi que tout ce qui est et tout ce qui sera : ainsi il n’y a que deux substances nécessaires : Dieu, ou le principe actif, et le chaos, ou la matière inerte qui constitue le principe passif. La matière, modifiée par l’agent universel, arrive à sa perfection par toutes sortes de développemens, mais elle ne change pas essentiellement de nature : tous les êtres émanés de Dieu iront un jour se perdre dans son sein.

Les mondes organisés depuis la rupture de l’œuf générateur finiront un jour par une conflagration générale, et de leurs cendres fécondées il naîtra un nouvel univers.

L’intervalle entre l’Être des êtres et nous est rempli par des intelligences du second ordre et ensuite par des héros qui tiennent de la nature de l’homme et de celle des demi-dieux.

L’homme tient à l’ame du monde par son immortalité. Quand il n’est que faible, il trouve sur la terre des lustrations religieuses propres à le restituer à son principe ; s’il est pervers, un Tartare à terme limité l’attend ; si sa vie a été exemplaire, il trouvera au delà de la tombe sa récompense.

Il me semble que cette doctrine, dont on trouve des traces dans Plutarque, dans Porphyre, dans Jamblique et dans Proclus[1], n’est pas tout à fait indigne de la raison du dix-neuvième siècle. Mahomet n’avait pas une cosmogonie si pure, et cependant il a envahi la croyance d’un tiers du globe : il est vrai que son épée lui rendit à cet égard plus de services que son évangile.

Un fait qui paraît bien étrange à ceux qui ne sont pas versés dans la littérature de la haute antiquité, c’est que toute la morale d’Orphée et toute sa religion étaient en vers[2]. Mais à ces époques reculées tout s’écrivait ainsi, jusqu’aux lois et aux traités de paix : le rhythme, chez les peuples neufs, grave les pensées utiles dans la mémoire en les rendant populaires. Les poëtes bardes ont été les premiers historiens des Gaules ; et parmi nous le poëme de la Rose et les chants des troubadours sont antérieurs aux bonnes chroniques en prose, à celles des Joinville et des Ville-Hardouin.

Tous les vers d’Orphée, quand il s’agit de religion, consacrent sa croyance dans l’ordonnateur des mondes : ses idées à cet égard sont aussi grandes que celles de Marc-Aurèle, et, dans ce sens, la poésie ne mérita jamais mieux qu’alors le nom de langage des dieux.

Le peuple, les conquérans et le temps, plus destructeur encore, mêlèrent des absurdités à l’ancienne théogonie de l’Orphée de Thrace ; mais les beaux principes religieux qu’elle consacre se conservèrent plusieurs siècles dans la célébration des mystères avec toute leur intégrité ; et si la doctrine annoncée par les hiérophantes de la Grèce avait été publique, Athènes n’aurait point eu à rougir du supplice de Socrate.

de Lisle de Sales.
  1. Voyez Plutarch., in Symposiac, et de Isid. et Osirid. Porphir. de Myster. et de Abstinent. Jamblich. , in vita Pythagor. Proclus in Timeum. Il n’y a pas jusqu’à l’œuf générateur d’Orphée qui n’ait été adopté par le Sanchoniaton de la Phénicie et par les adorateurs d’Oromase, dans la religion de Zoroastre. Ce furent les grandes idées que présentait ce symbole qui firent défendre l’œuf dans le régime diététique d’Orphée et de Pythagore.
  2. On attribue même à ce sage la découverte du rhythme du vers. (Voyez Théodoret Therapeut., lib. 1, et Antipater de Sidon, dans le troisième livre de l’Anthologie.