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Ajoutons qu’une autre cause peut encore avoir influé sur les phénomènes surnaturels qu’Orphée semblait opérer avec sa lyre. A sa voix, disent les poëtes qui se sont faits ses historiens, l’onde cesse de couler, les fleuves rapides remontent vers leurs sources, les arbres accourent, les monstres s’apprivoisent, et la nature en silence demeure suspendue. Tout cela s’explique quand on se transporte sur le lieu de la scène. N’oublions pas qu’il s’agit ici des Mystères, où l’hiérophante parlait à l’imagination ardente des initiés par de grands spectacles ; n’oublions pas que les prêtres de Thèbes avaient pu montrer à Orphée ces spectacles du côté des machines, faire raisonner devant lui la statue de Memnon, sans attendre le lever du soleil, et alors on verra le noyau de vérité qu’enveloppe l’écorce fabuleuse des métamorphoses.

Orphée, le demi-dieu de l’harmonie, n’épousa point la dissonnante Agriope, quoiqu’en dise Diogène Laërce ; il unit sa destinée à celle de la sensible Eurydice, et ses chastes amours ont traversé tous les siècles, en intéressant pour une héroïne qui avait mérité de son époux le plus beau des dévouemens.

Tous les hommes de goût, dignes d’apprécier le chef-d’œuvre des Géorgiques, connaissent le tableau ingénieux de la descente d’Orphée aux enfers, pour ravoir, à force d’éloquence et de sensibilité, son intéressante Eurydice. On croit, sous le pinceau de Virgile, voir les ombres oublier leurs tourmens pour danser au son de sa lyre, Ixion cesser de tourner sa roue, et le vautour de Prométhée abandonner le cœur de sa victime. Mais un tableau n’est point un monument d’histoire : il faut remonter au trait primitif qui a pu électriser tous les grands peintres, échauffer toutes les belles imaginations, et ce trait se rencontre, mais diversement interprété, dans plusieurs textes anciens, où l’on n’a cherché à parler qu’à la froide raison.

La tradition des temps primitifs, à cet égard, semble avoir été adoptée par un insipide écrivain de l’empire grec, appelé Tzetzès. Il dit, vers le commencement de sa Chiliade, qu’Orphée guérit sa femme de la morsure d’un serpent ; c’était un secret qu’il tenait des Égyptiens : mais que celle-ci étant morte peu de temps après, peut-être par sa faute, ce double événement avait fait naître la tradition que le poëte avait retiré Eurydice des Enfers, pour l’y voir ensuite retomber. Ce récit s’accorde très-bien avec la belle sculpture en relief de la cornaline du Palais-Royal.

Un détracteur d’Orphée, interlocuteur dans le Banquet de Platon, dénature l’héroïsme conjugal de ce sage, en faisant entendre qu’il ne vit aux Enfers que le fantôme d’Eurydice ; juste punition, ajoute-t-il, d’avoir feint, à la mort de sa femme, une douleur qu’il ne ressentait pas. Exposer l’opinion de ce sophiste, que toute l’antiquité contredit, c’est assez l’avoir réfutée.

Pausanias mérite un peu plus d’attention dans la clef qu’il donne de ce singulier événement. Eurydice, dit-il, ayant cessé d’être, Orphée alla consulter un oracle de la Thesprotie, où l’on avait l’art d’évoquer les morts : il voulut saisir une ombre qui lui était chère ; elle lui échappa, et il se tua de désespoir.

Quelle que soit l’opinion qu’on adopte à cet égard, il semble prouvé, du moins par le texte cité du Banquet de Platon, qu’Orphée survécut peu à la perte de son Eurydice ; mais on varie sur l’événement tragique qui amena sa mort.

Lascaris, d’après son manuscrit grec, qui cite pour son garant le distique d’un certain Cnidius de Macédoine, croit qu’Orphée fut foudroyé par Jupiter dans une promenade, et il n’en donne aucun motif ; mais on le soupçonne, par un texte de Pausanias, qui arme contre le héros la main du père des dieux, pour avoir révélé à des profanes les Mystères qu’il avait empruntés des prêtres égyptiens. Cette opinion, motivée ou non, mérite peu d’être pesée dans les balances de la raison : on sait d’ailleurs que le prodige d’un héros foudroyé était répété chez les anciens, toutes les fois qu’ils ne pouvaient rendre raison de la mort naturelle d’un grand personnage. Il le fut par les Grecs antérieurs à Homère, quand ils voulurent expliquer le naufrage d’Ajax, et par les Romains, dès leur monarchie naissante, quand ils voulurent justifier le meurtre de Romulus.

Le bon Plutarque fait entendre, mais avec son scepticisme ordinaire[1], qu’Orphée fut tué par les Thraces mêmes qu’il avait civilisés, sans désigner de quel sexe étaient ses assassins. Cette tradition tient un peu à se rapprocher de celle dont tant de vers et de monumens attestent, si non la vérité, du moins la vraisemblance.

Diodore fait un pas encore plus marqué vers une sorte d’évidence, quand il prétend que les femmes de la Thrace, irritées de ce que leurs maris les abandonnaient pour suivre leur législateur, conspirèrent contre lui, s’enivrèrent pour suppléer par l’effervescence du sang à l’absence du courage, et assassinèrent lâchement ce grand homme.

La plus répandue des traditions est celle que je serais tenté d’adopter : Les Bacchantes, qu’Orphée avait éloignées de ses Mystères, conservaient de cette espèce de dédain un ressentiment secret, qui ne tarda pas à s’exhaler[2]. Le héros thrace, après la mort de son Eurydice, se voyant pour ainsi dire seul avec la nature, eut la maladresse de vanter le célibat comme le souverain bien. Ses farouches ennemies, alarmées d’être abandonnées de leurs époux, profitèrent de la licence des fêtes de Bacchus pour s’armer de leurs thyrses perfides, fondirent sur lui et le massacrèrent.

  1. De sera numinis vindicta.
  2. L’historien Conon prétend que ce fut l’unique motif de la mort d’Orphée. Phot. Myriobibl. Conon, narrat. 45.