L’origine de la licence barbare des mystères de Bacchus provenait évidemment, ainsi que je l’ai déjà fait entrevoir, de ce que le héros grec avait eu la faiblesse d’y faire initier un sexe plus fait pour respirer dans l’élément du plaisir que pour goûter les jouissances intellectuelles. En effet, des femmes telles que l’antiquité nous représente les Bacchantes, qui s’abandonnaient à l’ivresse, qui célébraient à demi-nues leurs orgies religieuses, qui passaient leur vie vagabonde au milieu des soldats dont elles partageaient la licence, ne sont pas des êtres bien respectables, et il était permis aux détracteurs des mystères de les prendre pour de féroces Messalines.
Orphée, trop ami de l’ordre et des mœurs pour ne pas rectifier une institution religieuse déjà aussi éloignée de ses élémens, coupa le nœud gordien en refusant d’admettre les femmes dans ses mystères. Cette modification, provoquée par la haine publique qui poursuivait les Bacchantes, attira de tout côté des hommes de bien et des sages au culte pur du héros de la Thrace, mais les femmes qu’il refusa d’initier ne lui pardonnèrent point cet acte de raison et de courage. Nous verrons dans la suite que, désespérant d’en faire un second Bacchus, elles osèrent l’assassiner.
Parmi les dogmes qu’Orphée emprunta aux mystères de l’Isis égyptienne, pour les transplanter dans la Grèce, le plus remarquable, suivant les historiens de sa vie, est celui d’un Tartare, imaginé, dit-on, pour contenir les hommes pervers. Mais ces historiens calomnient à mon gré la nature humaine : plus on se rapproche du berceau des sociétés, plus il y a dans l’homme de moralité originelle ; plus l’idée d’un dieu rémunérateur et vengeur s’y montre dans toute son énergie ; plus on sent le besoin d’atteindre les délits secrets, dans les replis cachés de la conscience, par le dogme réprimant de l’immortalité.
Il suit de cette considération que Pausanias a eu tort de laisser entendre, à propos de la descente d’Orphée aux enfers, que ce sage inventa un mode d’expier les crimes[1] : un tel mode ne s’invente point ; surtout chez un peuple neuf. Il suffit de replier un moment son ame sur elle-même pour sentir que l’ordre primitif est indépendant de nous ; que quand nous le troublons volontairement, le vengeur n’est pas loin, et que c’est notre cœur lui-même qui prononce la sentence.
Il résulte aussi que Diderot, qui avait de la vertu quoique athée, a cependant calomnié Orphée, quand il a fait pressentir que c’était un fourbe éloquent, qui fit parler les dieux pour maîtriser les hommes et les empêcher de s’entre-détruire[2]. Il n’y a point de fourberie à faire sanctionner par le cœur humain le frein des délits secrets ; il n’y en a point à placer l’être qui démérite entre une justice vengeresse et ses remords.
Nous verrons, par l’analyse des ouvrages importans d’Orphée, que l’unique politique qu’il mit dans la religion qu’il donna aux Thraces fut de la rendre populaire plutôt qu’intellectuelle : tout le monde était peuple chez cette horde de sauvages, et s’il avait défini Dieu à la manière sublime de Moïse ou de Newton, personne dans sa patrie n’aurait fait un pas vers la civilisation, parce que personne n’aurait pu l’entendre.
C’est probablement vers l’époque de l’institution des mystères dans l’île de Samothrace, qu’Orphée perdit Æagre son père, et vint à Libèthre, chef-lieu de sa petite principauté, où, suivant le manuscrit de Lascaris, il s’occupa à faire des lois et des livres.
C’est à Libèthre, d’après le même historien, que Jason vint trouver Orphée, pour l’engager à l’accompagner dans l’expédition des Argonautes. Le motif n’avait rien de ce merveilleux qui accompagne les moindres détails de la vie des conquérans de la Toison-d’Or : il s’agissait simplement de donner des leçons de cosmographie au pilote du navire, qui en était dépourvu. Ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur ce Périple mémorable, dont le héros de la Thrace fit un poëme épique ; je me contenterai de dire que, revenu de la Colchide, il se fixa à Libèthre, où il vécut à la fois en prince et en philosophe[3].
Les anecdotes de la vie privée d’Orphée sont peu connues ; le temps a détruit presque tous les monumens historiques qui auraient pu nous les transmettre. D’ailleurs, à une distance de trente-un siècles, les objets n’intéressent qu’en masse.
Cependant trois traits de cette vie mémorable ont échappé aux ravages du temps, grâce au concert des poëtes et des philosophes pour les faire passer aux générations à naître : ce sont les merveilles que le législateur des Thraces opéra avec sa lyre, le beau délire de son amour pour Eurydice et l’événement tragique qui amena sa mort.
Orphée monta sa lyre de sept cordes et exécuta avec elle des prodiges ; c’est-à-dire de ces choses supérieures aux connaissances contemporaines, qui sont toujours des prodiges dans l’âge des fables[4].
Peut-être faudrait-il aussi pour l’honneur des Thraces, ou si l’on veut de la raison humaine, expliquer avec ce symbole son talent d’apprivoiser les tigres et d’amollir les rochers. De pareilles merveilles ne deviennent vraisemblables qu’au moyen de ses succès dans la civilisation des barbares : il était plus flatté, sans doute, de mettre de l’harmonie entre les hommes, que d’en tirer de sa lyre à sept cordes.
- ↑ In Beot.
- ↑ Opinions des philosophes, œuvres de Diderot, t. V, p. 415.
- ↑ C’est l’expression même dont se sert Lascaris : Et ibi vixit ut princeps et philosophus.
- ↑ Voyez, sur ses découvertes en musique, ainsi que sur ses succès, Diod. Sicul. lib. 4, Senec. Tragœd. Hercul. furens, et Boet. De consolat., lib.3.