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Nous ne savons rien de plus sur Sappho. Quelque vague que soient ces détails, ils ont encore été obscurcis par une confusion involontaire de la Sappho de Lesbos avec une autre Sappho d’Érèse, courtisane célèbre née postérieurement et auteur, selon Suidas, de quelques poésies lyriques. Par suite de cette erreur, plusieurs auteurs anciens, et entre autres Ovide, ont attribué à la poétesse de Mytilène plusieurs faits qui appartiennent à la Sappho d’Érèse, et surtout sa passion pour Phaon. Nous comprenons de quel charme poétique cette fiction était revêtue par les circonstances mêmes qui l’environnaient : Phaon de Mytilène était beau comme Adonis ; c’est un don qu’il tenait de Vénus, la mère des Grâces et de l’Amour. Il commandait un vaisseau : une vieille femme se présente à lui indigente et n’ayant pas de quoi payer sa traversée ; le jeune homme n’exigea aucun paiement. Vénus, pour reconnaître ce service, se dévoila alors à ses yeux : elle lui fit présent d’un vase d’albâtre rempli d’un parfum précieux. Il le répandit sur son corps et acquit dès ce jour une beauté surnaturelle. Quelques anciens attribuent à une autre cause l’éclat et la réputation de Phaon : il aurait trouvé cette plante mystérieuse dont parle Pline, l’éryngium, qui avait pour vertu de faire adorer de toutes les femmes celui qui pouvait la découvrir. Sappho d’Érèse, éprise d’amour pour Phaon, ne put lui plaire ; victime de Vénus, elle ne voulut pas supporter ce tourment sans espoir : elle se rendit à Leucade, et du haut du rocher se précipita dans la mer. Cette tradition, pleine de poésie et de sentiment, est devenue populaire par le nom de Sappho ; elle a été accueillie et reproduite dans les commentaires de plusieurs critiques : arrivée à ce point où un fait entre dans la science vulgaire, elle n’a trouvé des contradicteurs que parmi les érudits.

Mais il en est un qui a rétabli la vérité, séparé ces deux existences confondues et précisé toute la différence existante entre les deux Sappho, c’est Visconti dans son Iconographie grecque :

« Je ne sais pas, dit-il, comment l’opinion contraire à la mienne a pu devenir générale : elle est cependant celle de Fabricius dans sa Bibliothèque grecque, livre II, chap. 15 ; celle de Hardion dans sa dissertation sur le saut de Leucade, Mémoires de l’Académie des Inscriptions, tome VII ; de Bayle, de Barthélémy, etc… L’autorité de Ménandre et celle de Strabon seraient à la vérité d’un grand poids si ces auteurs donnaient à entendre qu’en nommant Sappho, ils ont voulu parler de la célèbre poétesse de Mytilène ; mais ces auteurs ne la désignant point, il ne reste que l’autorité d’Ovide dans sa quinzième Héroïde, autorité suivie par quelques écrivains postérieurs. Or peut-on la mettre en comparaison avec l’opinion contraire, qui non-seulement est fondée sur le silence des auteurs les plus anciens, mais encore est appuyée par le témoignage de plusieurs écrivains grecs, tels que Nymphis, Athénée, Élien, Suidas, Apostolius, parmi lesquels les deux premiers sont distingués par leur érudition et paraissent avoir recueilli l’opinion générale adoptée par les gens instruits. Ovide au contraire a pu faire usage, pour embellir son élégie, d’une opinion à laquelle lui-même n’ajoutait peut-être pas foi, à l’exemple de quelques poëtes comiques qui avaient déjà altéré les aventures de cette femme extraordinaire pour donner plus d’intérêt à leurs pièces. Athénée a fait cette remarque à propos de Diphilus. Ce poêle comique ; né à Sinope, postérieur à Ménandre, avait fait un drame qui portait le nom de Sappho et dans lequel il avait représenté comme ses amans Archiloque et Hipponax.

» Je crois devoir appuyer encore mon opinion de quelques preuves négatives que je ne pense pas avoir jamais été produites et qui me paraissent propre à éclairer ce point de l’ancienne biographie poétique.

» 1o Hérodote, qui parle de Sappho, en relevant quelques circonstances de sa vie, de sa famille et de ses poésies, se tait sur l’amour de la poétesse pour Phaon et sur la manière dont elle se donna la mort en se précipitant du rocher de Leucade ; cependant cet usage religieux tout à fait bizarre était bien dans le genre de ces faits qu’Hérodote se plaît à recueillir et dont il aime à rechercher l’origine. Il paraît probable que cet usage singulier n’était pas encore introduit ou si l’on veut n’avait pas encore été révélé du temps d’Hérodote, d’autant mieux que Strabon lui-même n’en a pas trouvé un témoignage plus ancien que celui du poëte Ménandre, qui a vécu après Alexandre et à la distance de plus de trois siècles de Sappho et d’Hérodote.

» 2o Le récit même d’Hérodote rend la prétendue catastrophe de Sappho tout à fait invraisemblable. Cet historien avait lu des vers que cette poétesse avait écrits contre Charaxus son frère à l’occasion du rachat de la courtisane Rhodope, esclave en Égypte pendant le règne d’Amasis ; or ce roi ne commença à gouverner qu’en l’année 570 avant l’ère chrétienne, et par conséquent Sappho, née au plus tard, selon Suidas, la première année de la 42e olympiade, c’est-à-dire en 612, devait être âgée au moins de cinquante ans quand elle attaqua dans ses vers Charaxus. J’ai dit que Sappho était née au plus tard en 612, les marbres d’Oxford qui placent son exil de Mytilène en 596, seize ans seulement après cette date, confirment mon assertion, car on ne peut croire qu’une femme moins âgée et encore dans l’enfance ait pris part aux troubles de sa patrie.

» 3o Hermésianax, poëte plus ancien que Ménandre, a écrit une élégie sur les faiblesses des poëtes célèbres. Il allègue l’exemple et les égaremens de Sappho, à laquelle il donne aussi du penchant pour Anacréon ; mais il se tait absolument sur Phaon, qu’il aurait dû nommer le premier, cette passion fatale convenant