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un fils qu’il croit coupable d’un amour incestueux : « Le voilà donc cet homme en commerce avec les immortels !... Qu’il cesse de m’en imposer ; je ne crois point à un commerce qui rabaisserait la majesté des êtres que toute la terre révère... Maintenant que tu es pris dans les pièges du crime, soumis à Orphée ton maître, joue l’inspiré, affecte de ne point te nourrir de ce qui a eu vie, et repais-toi de la fumée d’un frivole savoir. »

Faisons observer qu’en combinant la chronique des Marbres de Paros avec un texte d’Apollodore, il se trouve qu’Orphée et Thésée devaient être contemporains : ainsi le témoignage d’Euripide, historien aussi sévère dans ses pièces de théâtre qu’Homère dans l’épopée, est ici infiniment précieux[1]. Si le poëte des Argonautes avait été dans l’opinion publique un être de raison, croit-on qu’Aristophane aurait passé sous silence le mensonge odieux de l’ami de Socrate ? Ennemi comme il l’était de ce grand tragique, parce qu’il tenait au sage par le commerce de la vie sociale et par celui des lumières, n’avait-il pas, au besoin, de secondes Nuées toutes prêtes pour le foudroyer ?

Ce serait ici le lieu de parler de Virgile et d’Ovide, qui, postérieurs à Cicéron, n’ont point adopté son pyrrhonisme sur Orphée : mais je n’aurais, à cet égard, rien de neuf à apprendre. Il n’est point d’homme de goût qui ne sache par cœur le beau quatrième chant des Géorgiques, et qui n’ait lu, au moins une fois, le dixième livre des Métamorphoses.

Des orateurs grecs, tels qu’Isocrate[2] et Dion Chrysostôme[3], ont parlé des ouvrages d’Orphée, sans répandre des nuages injurieux sur son existence.

Les philosophes, à cet égard, ne sont pas moins affirmatifs. Une grande partie des dialogues de Platon, et en particulier le Cratyle, le Banquet et le huitième livre des Lois, respirent la vénération pour la personne d’Orphée et pour ses ouvrages. Il faut observer que, dans sa belle Apologie de Socrate, le sage, qui est toujours l’interlocuteur dominant, parle du chantre de la Thrace avant Homère même : comme si ce nom vénérable se présentait toujours le premier à sa pensée, quand il s’agissait de donner aux hommes le double bienfait des lois et des lumières !

Maxime de Tyr parle avec enthousiasme des grandes choses qu’Orphée a exécutées avec le seul mobile de l’harmonie[4]. Stobée loue trois fois le proœmium de son poëme sur les Pierres, dont il se garde bien de lui contester la paternité[5]. Hyéroclès ne peut se lasser d’admirer l’accord parfait qui se trouve entre lui et Platon sur le dogme admirable de la providence[6].

Je ne parle ici ni de Macrobe[7], ni d’Eustathe[8], ni de Sextus Empiricus[9], ni de Jamblique[10], ni d’Athénagore[11], qui ont réfuté Cicéron et Aristote sans les nommer, en ne mettant pas l’existence d’Orphée en problème, et je me hâte d’arriver au témoignage irréfragable de l’histoire.

Hérodote qui, malgré le pyrrhonisme du demi-savoir, n’est pas toujours le père des fables, parle d’Orphée d’après son antique renommée et le met en parallèle avec Pythagore. Il suppose les institutions de ces deux philosophes émanées des fameux mystères de l’Égypte des Pharaons ; et tout ce qu’il dit à cet égard semble plein de sens et de raison[12].

Je trouve dans un faible écrivain de l’empire grec une citation d’un ancien historien, du nom de Timothée, qui rendait une justice authentique à Orphée. « Ce poëte, contemporain de Gédéon, à ce que dit Cédrène, était un des hommes les plus célèbres et les plus éclairés de son temps : on lui doit une Théogonie qui explique la formation du monde et l’organisation de l’homme ; Sapientissimus et celeberrimus poeta, qui edidit theogonias, mundi creationem et hominum formationem[13]. » Malheureusement ce suffrage perd de son poids par un mot qu’ajoute l’écrivain : c’est que la doctrine de ce législateur de la Thrace lui a été révélée par le soleil.

Le patriarche de Constantinople, Photius, nous a conservé dans sa Bibliothèque cinquante récits originaux de l’historien Conon, et le quarante-cinquième est consacré à Orphée. On y voit des détails précieux sur sa vie, sur sa mort et surtout sur le culte religieux dont la reconnaissance des peuples honora sa mémoire[14] ; car il le jugeait un grand homme, et, d’après les mœurs du temps, digne de l’apothéose.

Pausanias, dans son Voyage historique de la Grèce, et surtout dans le livre IX, qui traite de son itinéraire en Béotie, a fait beaucoup de recherches sur ce héros des âges antiques. La manière dont il s’exprime sur ses ouvrages prouve qu’il les avait lus avec toute la conscience littéraire : « Quant à ses

  1. Outre l’Alcesteet l’Hyppolyte d’Euripide, voyez aussi son Rhesus, vers 941 et 943.
  2. Busiridis Laudatio, édition grecque et latine d’Anastase Auger, donnée par Didot l’aîné, en 1782. t. II, p. 288.
  3. De regno orat. 4. (Voyez le même Dion Chrysostôme, orat. 80, édition in-f° de Morel, avec la diatribe de Casaubon. Lutetiæ, ex typis regiis, 1604.
  4. Dissert. 10 et 33. ( Voyez l’édition in-4o, grecque et latine, de Davisius et de Markland, donnée à Londres, en 1540, p. 105 et 439.
  5. Florileg. p. 17, 23 et 129.
  6. Hyeroclis, alexandrini philosophi, In aurea carmina commentarius, lib. 4, édition grecque et latine,in-8°, Londres, 1742.
  7. Saturnal. lib. I, cap.8.
  8. Commentar. ad Dionys., per leget in limine.
  9. Adversus mathematic. lib. II. (Voyez Sexti Empir. opera quæ extant, edente Henrico Stephano, in-fol. Genevæ. 1621, parte secund, p. 70.
  10. Jambilic, chalcidensis, de vita Pythagoræ, græcè et latinè, cap. 34, in-4o, ex bibliopoleo Commeliniano, 1598.
  11. Legat. pro christianis.
  12. Euterpe, ou lib. II.
  13. Voyez le tom. 1er de l’édition grecque avec la version de Xylander, donnée au Louvre en 1647.
  14. Photii Myriobiblon seu Bibliotheca, édit. in-fol. grecque et latine, de 'Hoeschelius, Oliva, Paul Étienne, 1611, narrat. Conon, p. 451.