Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

OEUVRES D’ORPHÉE,

TRADUITES PAR M. ERNEST FALCONNET.

ORPHÉE ET SES OEUVRES.


I.

Peu d’hommes dans les âges primitifs ont eu plus de droits à la reconnaissance des peuples ou à la célébrité que le beau génie dont je vais essayer de tracer l’histoire. Il civilisa des peuples sauvages et leur donna des mœurs et des lois ; il écrivait presque sans modèle sur la plupart des matières qui sont du ressort de l’entendement : ajoutons qu’il était à la fois hiérophante des mystères et médecin, c’est-à-dire qu’il éclairait et guérissait tour à tour l’homme qui lui devait de n’être plus barbare ; on aurait dit que, grâces aux végétaux bienfaisans dont il se faisait le dispensateur et à la religion tutélaire dont il était l’apôtre, il se plaçait entre la nature et la providence. Mais, par une bizarrerie inexplicable à une philosophie vulgaire, l’antiquité a plus cité Orphée qu’elle ne l’a fait connaître. La Grèce, pleine de son nom, a laissé entourer de nuages sa vie et ses écrits. On serait tenté de le comparer au dieu inconnu d’Athènes et de ne croire à son existence que par son apothéose.

Différentes causes ont contribué à cette union bizarre de la célébrité et de l’oubli.

Orphée, suivant les tables d’approximation de la moins conjecturale des chronologies, qui place l’expédition des argonautes grecs, dont ce sage fut un des héros, à l’an 304 de la chronique des marbres de Paros, c’est-à-dire 1278 ans avant notre ère vulgaire, ou 3078 avant l’ouverture de notre dix-neuvième siècle, dut naître il y a environ trois mille cent ans. Or, si l’on en excepte le Pentateuque, quel est le monument authentique qui remonte à cette époque ? Le fil encyclopédique qui lie les connaissances humaines se casse à chaque instant dans ces premières origines, et peut-être vaut-il mieux en accuser les révolutions physiques du globe que la jeunesse du genre humain.

Hérodote, le père de l’histoire grecque, avait, s’il faut en croire Olympiodore, cité dans Photius[1], écrit une vie d’Orphée, qui déjà n’existait plus sur la fin du siècle d’Alexandre.

Nous ne voyons point, dans la liste des ouvrages de Plutarque que le temps a anéantis, que cet écrivain célèbre, qui a tracé des portraits si ressemblans des législateurs de l’antiquité, de ses héros et de ses sages, se soit occupé d’Orphée pour le mettre en parallèle avec d’autres grands hommes.

Diogène Laërce lui-même, qui a froidement compilé sous les Antonins tout ce que ses contemporains savaient et ne savaient pas sur les philosophes les plus illustres des premiers âges, a oublié de placer Orphée, un de leurs patriarches, dans la galerie des quatre-vingt-quatre tableaux qu’il nous a laissés : seulement il consacre au portrait de ce beau génie une douzaine de lignes dans sa préface, et c’est pour calomnier sa mémoire et accréditer le conte vulgaire qu’il fut foudroyé.

Il faut traverser le moyen âge tout entier pour arriver à quelques notions conjecturales sur le législateur de la Thrace. Il existait de temps immémorial à Turin, dans le musée des rois de Sardaigne, un marbre infiniment précieux représentant Orphée déchiré par les Bacchantes. Ce marbre est d’un fini de sculpture qui rappelle le bel âge de Périclès[2]. On y voit quatre de ces furies arrachant les membres du sage qui n’est plus. La scène se passe non loin de l’Hèbre, sur le rivage duquel la lyre du poëte est abandonnée. Orphée, quoique plus que septuagénaire à l’époque de sa mort, y est peint sous les formes arrondies de l’adolescence. Ce contre-sens était peut-être dans les principes de l’art chez les Grecs : on ne croyait pas, parmi les contemporains de Praxitèle et de Phidias, que le ciseau dût s’exercer sur des squelettes ; il n’y avait pour eux qu’une belle nature, celle de la Vénus Anadyomène et de l’Apollon.

Ce n’est qu’en 1743 que l’Europe a connu le marbre de Turin[3] ; mais les mémoires qui en renferment la gravure ne se bornent pas à offrir aux yeux une frivole

  1. Biblioth. cod. 80.
  2. Cette aventure(dit l’éditeur), hoc saxo luculenter expressam, qui græcam antiquitatem primis labris attigerit facile agnoscit.
  3. Marmora Taurinensia. — Augustæ Taurinorum, in-4o, ex typographia regia. Le marbre d’Orphée se trouve au tome premier.