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la pensée, soit par l’expérience scientifique. Les poëtes dramatiques ont saisi l’expression de la vie morale des anciens ; le caractère, le sentiment, les émotions titaniennes des hommes primitifs nous apparaissent en leurs tragédies. Ils n’ont point l’harmonie des formes, hormis Sophocle, mais ils la colorent d’une teinte locale et individuelle qui la rend inappréciable à toute autre époque ou dans tout autre lieu. La classe qui saisit la profondeur de leur sens est restreinte ; ils ne sont pas, comme Aristote et Homère, universels et compris, mais toute l’expression d’une certaine antiquité se trouve en eux : il faut remonter le cours des temps pour les comprendre et joindre les mœurs d’une autre époque aux sentimens d’autres hommes, il faut refaire par l’étude une race entière dont nous avons perdu l’histoire et la constitution. Dans Platon, nous apercevons la raison purifiée occupant le sommet de l’antique civilisation, se débarrassant des langes d’un polythéisme fatigant, écartant avec peine les nuages de l’erreur et luttant de sa seule force contre les secrets et les symboles de la Divinité pour retrouver la trace d’une révélation primitive. Nous le voyons, incertain de la réalité même des idées qu’il cherche, s’aider tantôt des doctrines orientales qu’il connaissait, tantôt des vagues pressentimens du christianisme, qui ébranlaient sa haute et noble intelligence. Sur les ailes de l’enthousiasme il franchissait la sphère des institutions matérielles et des connaissances superficielles des Grecs ; il retrouvait dans les traditions primitives les traces à moitié effacées d’une sagesse surnaturelle et devinait les mystérieuses destinées de l’avenir.

C’est ainsi que le cercle entier des forces de l’esprit humain, se déployant librement dans toutes les diversités de l’intelligence, se trouve parcouru et embrassé par ces grands esprits élémentaires : peintres de la société ou révélateurs de la destinée humaine, ils ont mis chacun au service d’idées différentes l’imagination et la raison, le caractère et l’entendement. C’était un développement riche et libre, s’aidant autant du talent que du génie, de l’habile proportion des formes et de l’habile disposition des choses que de l’inspiration.

Cet esprit d’originalité et d’adresse n’existe pas dans la littérature romaine ; mais nous trouvons en elle une qualité qui compense ce défaut, c’est la grande idée qui préoccupe ses écrivains : Rome qui domine partout, comme nous l’avons déjà dit. Il est vrai que l’unité politique, si grande et si développée, écrase les génies même les plus vigoureux de cette littérature ; il n’y a pas proportion : la variété du développement intellectuel n’existe pas, et son unité se trouve aux prises avec une si grande, une si incompréhensible unité d’organisation que dans cette lutte l’esprit se trouve dominé par la réalité et ne peut que rarement atteindre à sa hauteur. Toute institution politique fortement constituée s’oppose au développement des arts et des sciences ; elle a peu de souci de ce luxe de la pensée : comme le voulait Platon, elle met les poëtes à la porte de sa république ; des choses qu’elle croit plus sérieuses réclament son attention. Le développement des facultés viriles la préoccupe, la gloire nationale et extérieure, fondée sur la guerre, est son but unique ; elle veut la vigueur et la santé au dedans, comme Sparte ; la dépendance et la haute inflexibilité de ses relations au dehors, mais elle dédaigne comme éphémères, comme jouets d’oisiveté la poésie, les arts et tout ce qui occupe l’investigation de la pensée. Rome ne fut pas aussi exclusive ; mais une raideur naturelle et primitive gêna cependant longtemps tout développement de la pensée, et quand plus tard la verve eut rompu ces digues que lui opposaient les mœurs, elle ne put jamais se remettre de la sévérité inexorable de sa première éducation.

La Grèce a donc agi puissamment sur l’Italie ; elle est venue jeter sur les premières traditions romaines, écrites en vers saturnins, le voile d’un éternel oubli ; elle s’est établie en maîtresse là où elle avait été amenée comme esclave ; elle a commencé à Rome l’essai de son empire universel : c’est de là qu’elle a pris son grand essor et est venue s’abattre jusque sur nous, dévastant plus qu’elle n’a fécondé. De l’examen sérieux d’une littérature, nous ne voulons point faire ici un programme hostile à certaines opinions ou favorable à d’autres. La prééminence des anciens sur les modernes est une vieille dispute, nous ne la renouvellerons pas ; mais ce que nous devons dire, ce qui est réel, ce qui est incontestable pour tout esprit dé-