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du mythe, qui en est le développement naturel, et de l’histoire, qui a pour interprète le récit épique. Avant Homère, il n’y avait donc que des chantres sacerdotaux. Linus, Olen, Orphée, Musée, Eumolpe, Thamyris, Mélampe, Abaris, Olympus, Hyagnis, Philammon, Pamphus, ne composèrent en général que des théogonies. Ce fut dans la Piérie, dans la Thrace et dans les contrées du nord soumises à des castes sacerdotales que les Muses virent fleurir leur premier culte ; elles tâchèrent d’apprivoiser les mœurs encore grossières d’une population barbare. Ces Dactyles Idéens, ces Telchines, ces Curètes, ces Corybantes, ces Cabires de Samothrace, ces prêtres d’Argos et de Sicyone cherchaient à introduire des rites moins austères, moins sanglans, à importer des arts utiles, à faire éclore les germes de la civilisation. Ce n’étaient pas la guerre et la conquête qui amenaient dans la Grèce leurs cultes nomades ; ils y venaient à la suite de ces nombreuses colonies qui, chassées de leurs métropoles, voulaient établir avec un pays voisin des liaisons d’amitié, de commerce et d’industrie. La Grèce, devenue le rendez-vous des croyances les plus opposées, toucha à la Phénicie par Cadmus, à l’Égypte par Inachus, Cécrops et Danaüs, à la Phrygie par Pélops ; mais, au milieu de tant de points de contact, elle conserva l’empreinte des idées théologiques et cosmogoniques qui constituèrent la base de son culte primitif.

Le polythéisme grec trouva d’une part, chez les Pélasges, de l’autre, chez les Phéniciens, ses deux sources les plus antiques et les plus fécondes. Les arts se développèrent avec rapidité, comme l’attestent les traditions sur le génie de Dédale, les constructions cyclopéennes de Mycènes, de Nauplie et de Tyrinthe, le trésor de Minyas à Orchomène et les richesses consacrées à Apollon dans Pytho, la fonte et la ciselure des métaux, l’usage de tisser la toile et la pourpre, la fabrication des navires nécessaires à l’expédition des Argonautes, les premiers essais de la sculpture polychrome et polylithe, de la médecine, de l’agriculture, de l’astronomie. La barbarie, comme personnifiée dans Procruste, dans Augias, est combattue par Thésée et par Hercule ; le droit de la force commence à se retirer devant les principes d’ordre et de sagesse. Le génie des lois inspire Rhadamanthe et Minos. Partout l’esprit humain s’éveille, et s’il produit déjà d’utiles et de grandes choses, c’est qu’il marche appuyé sur la main puissante de la religion. Les corporations sacerdotales de Sicyone et d’Argos, les oracles de Dodone et de Pytho, la tendance symbolique de la poésie, tout semble prouver que les prêtres alors partageaient avec les rois la suprême autorité. Ainsi la théocratie grecque dut exercer d’abord de l’ascendant sur de jeunes et ardentes imaginations. A la tête des poëtes se présente Orphée, chantre inspiré des mystères et des symboles, Orphée, personnification vivante de l’époque sacerdotale de l’antique Grèce, comme Homère est l’expression individualisée de son âge héroïque.

Le siècle de la guerre de Troie, qui doit être pour nous identique à celui d’Homère, nous montre le triomphe de l’élément hellénique sur le principe pélasgique. Le frottement de l’esprit grec contre celui des pays voisins et surtout de l’Asie Mineure a rendu les mœurs moins farouches, les usages moins barbares. La religion, que la théocratie avait tenté de retenir dans ses pesantes chaînes, s’en affranchit pour multiplier ses croyances, qui deviennent, non plus le privilège exclusif de certaines castes, mais le domaine public de la nation ; l’anthropomorphisme place les dieux au niveau de toutes les intelligences ; aux chantres sacrés succèdent les poëtes épiques, qui célèbrent les héros plutôt que les dieux. Plus de mystères, plus de prêtres, plus de sacrifices de victimes humaines. Les seuls pontifes, ce sont les chefs d’armée, les princes, les rois, qui exercent en même temps les fonctions de juges, mais dont l’autorité est limitée par le concours des grands et du peuple. On voit combien l’élément populaire s’est accru et combien cet accroissement est favorable à la propagation des idées, que l’expédition de Troie sert encore à augmenter par le mélange de tant de peuplades mises en contact les unes avec les autres. Le temple cède la place au camp, à la cité. C’est alors que règne complètement le génie hellénique, dont Homère est le chantre et l’Iliade le trophée.

La guerre de Troie avait créé un commencement d’esprit d’association qui ne tarda point à s’affaiblir. La plupart des rois trouvèrent à leur retour leurs trônes envahis par l’usurpation ou leurs lits souillés par l’adultère. De là une longue série de crimes et de vengeances ; de là des querelles d’homme à homme, de famille à famille, de nation à nation. Quand la Grèce, qui avait triomphé au dehors, se replie sur elle-même, ce sont les guerres intestines qui servent d’aliment à son activité. Les peuples s’attaquent, s’exilent, s’exterminent mutuellement, et ces révolutions enfantent des rivalités héréditaires, de vives et profondes haines. Au milieu de cet ébranlement général, la royauté et la religion éprouvent un contre-coup violent. L’insubordination des peuples explique les tentatives des chefs pour les ramener au devoir. Alors les rois sont bien plus oppresseurs et les juges bien plus iniques que du temps d’Homère. Les croyances religieuses n’ont plus la même naïveté ni la même ardeur : le culte affecte quelques-unes de ces formes bizarrement merveilleuses qu’il avait déjà revêtues sous l’empire des idées sacerdotales. Il y a dans la poésie un retour vers les anciens dogmes théocratiques. Témoin des désordres de son siècle, Hésiode crut peut-être les arrêter en retraçant la généalogie de ces dieux dont il voyait s’affaiblir la puissance. Ses ouvrages durent rappeler la pensée publique vers des sujets religieux. Mais son mérite le plus incontestable, c’est d’avoir été poëte moraliste. A la