Page:Falconnet - Petits poèmes grecs, Desrez, 1838.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tiques, avoir vainement cherché à imiter certaines formes étrangères qui arrachées au sol natal paraissent toujours froides, sans force et sans vie, ou n’ont du moins qu’une vie misérable, étiolée et superficielle comme ces plantes qui croissent dans nos serres chaudes. L’homme qui veut agir sur sa nation, qui impose à son génie une mission d’utilité peut bien s’élever et s’enrichir par l’aspect du haut degré et de la perfection où l’art et la pensée, l’esprit et le langage sont parvenus chez les autres peuples ; mais il doit s’arrêter là ; il ne doit transplanter dans son pays aucune de leurs formes particulières, il doit laisser à chacun sa physionomie personnelle.

La littérature romaine au contraire a pris une couleur et un vêtement grecs ; ce qu’elle a gardé d’individuel, c’est ce qu’elle avait au fond du cœur. Rome, ce grand centre du monde, se retrouve dans toutes ses œuvres. Le peuple-roi avait conscience de sa dignité et de sa supériorité imposante. La diversité de but n’existe pas dans les ouvrages de ces grands écrivains. Rome aimait les applaudissemens ; elle avait besoin qu’on lui parlât d’elle-même, qu’on louât sa gloire présente, son char triomphal conduit au Capitole par les victoires, suivi d’esclaves tête baissée, pieds nus et chargés de fers ; elle voulait que tous lui fissent escorte, chantant sur des rhythmes divers toutes les glorieuses actions, tous les nobles développemens de sa force intérieure et égoïste. L’idée de la patrie, l’idée de l’aigle romain, maître du monde et prenant le monde dans ses serres impériales, animait toutes les intelligences, se trouvait dans tous les ouvrages, était au fond de toutes les pensées et de tous les livres : c’était là l’esprit vital de leurs compositions. L’intelligence particulière se mettait au service de la patrie, le génie de l’homme se courbait devant le génie du peuple ; nul n’écrivait pour sa propre gloire, pour sa louange, pour se prélasser dans l’orgueil d’avoir fait un livre. Au-dessus de toutes les idées, de toutes les inspirations, de toutes les doctrines, de toutes les recherches historiques, planait cette grande figure de la cité romaine fortement constituée par la famille, enlaçant tous les individus dans des lois nerveuses, commandant à ses propres fils par la terreur, allant chercher au loin les trésors étrangers et le luxe des formes étrangères, mais ne permettant à aucun de mettre ces formes et ce luxe au service et à la louange d’une autre gloire que sa propre et immense gloire.

Le poëte et l’écrivain de génie doivent mettre dans toutes leurs œuvres la même pensée, la reconnaître et la servir par toutes leurs actions et par tous leurs livres. De même que le sculpteur inspiré par une grande idée qui remplit toute son existence se laisse absorber par elle, rompt avec toutes les autres et met dans chaque bloc de pierre, dans chaque statue la personnification de cette idée génératrice, la fait vivre sous toutes les formes, la féconde dans toutes ses inspirations, se dévoue à elle et ne la quitte qu’à la mort, de même l’écrivain de génie est sous le joug d’une idée qui lui est entièrement propre et qui devient pour lui le centre de toutes ses études, de tous ses travaux, de toutes ses méditations ; la forme n’est plus qu’une expression : il se saisit de toute forme, il en fait une parure pour son idée : c’est là ce qu’ont fait les Romains, c’est ce qui les distingue des Grecs.

Comparons les grands poëtes des temps florissans de la Grèce, Eschyle, Pindare, Sophocle, Démosthènes, Hérodote et Thucydide, les premiers des historiens, ou Platon et Aristote, ses deux plus grands et ses deux plus profonds penseurs, et nous trouverons dans chacun d’eux une idée personnelle, une idée qui est tout pour lui et que réfléchissent toutes ses productions. Ainsi Homère nous présente dans la plénitude de leur développement les preuves les plus manifestes de la force de l’imagination poétique dans les plus beaux temps de l’époque héroïque, et ce n’est certes pas là l’effet de l’art, le produit du travail : c’est le résultat d’une heureuse perfection, fille d’une grande puissance naturelle. Chacun des autres grands écrivains nous montre une manière de penser différente, une méthode d’exposition qui lui appartient, une forme qui lui est particulière, un style et souvent même une langue à lui, en sorte qu’en entrant dans ses œuvres on sent l’air d’un monde nouveau, d’une nature nouvelle et inconnue auparavant. Aristote nous montre le sommet et la circonférence de toutes les choses que pouvaient éclairer les lumières naturelles de l’antiquité, soit par la force de