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nouvelles et romans en prose

tout court. Que tout s’enchaîne logiquement, il est possible ; mais souffrir logiquement et injustement n’est ni bonheur pour l’homme ni bonté de la part de celui qui a tout fait, et ne satisfait point la raison, éprise de justice beaucoup plus que de logique. Si le grand organisateur était soumis aux lois de la logique, il pouvait rester logique tout en étant bon ; il pouvait ne mettre dans les causes premières que du bien, qui en se développant en parfaite logique n’aurait produit et n’aurait pu produire que du bien dans toute la série indéfinie des conséquences. — Voltaire en reste là, n’ayant pas et ne voulant pas avoir les réponses que font les religions aux réclamations de l’homme sur ce point.

Et aussi, tantôt il se représente le monde comme créé par une espèce de Dieu en sous-ordre, intelligent mais maladroit, qui, après avoir fait son œuvre, la présente au vrai Dieu et en reçoit peu de compliments :

« Vraiment vous avez fort bien opéré… on gèlera de froid sous vos deux pôles ; on mourra de chaud sous votre ligne équinoxiale. Vous avez prudemment établi de grands déserts de sable pour que les voyageurs y mourussent de faim et de soif. Je suis assez content de vos moutons, de vos vaches et de vos poules ; mais franchement je ne le suis pas trop de vos serpents, de vos araignées et de vos plantes venimeuses… Vous avez donné à un certain animal la raison, mais en conscience cette raison là est trop ridicule et s’approche trop de la folie. » — Démogorgon rougit et sentit bien qu’il y avait du mal physique et du mal moral dans son affaire. »

Tantôt il penche, ou feint de pencher pour le manichéisme. Le bon philosophe Martin est manichéen. Il tend à croire que le monde a été créé par un Dieu bon et un Dieu méchant ; et que l’un et l’autre conservent