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nouvelles et romans en prose

un chapeau de voir un turban sur la lêle d’un autre. — En voici qui, depuis plusieurs siècles, se gourment, comme les Grosboutiens et les Petitboutiens de Lilliput, parce que les uns entrent dans le temple du pied droit, tandis que les autres y entrent du pied gauche. Les conciliateurs essayent d’introduire l’usage d’y sauter à pieds joints ; mais cela est irrespectueux à l’égard de la divinité.

Dans ce tumulte, dans ce chaos des opinions et des actes, l’honnête homme est embarrassé. Il lui est aussi dangereux de montrer sa sagesse que de la cacher, d’étaler sa science que de la dérober aux regards, de passer pour un grand homme que pour un niais. Le mérite réussit quelquefois, quelquefois aussi il nous perd. Si au moins la sottise, la fatuité, l’hypocrisie, l’absence de sens moral conduisait toujours au succès, on se donnerait ces précieuses ressources. Mais il ne suffit pas de ne rien valoir pour réussir. Il faut encore avoir de la chance ; et la chance favorise même ceux qui en sont dignes.

Un homme de cœur et d’esprit peut s’attendre, en toutes probabilités, à être riche, mendiant, ministre, esclave, estimé, méprisé, flatté, moqué, heureux et pendu ; et tout autant peut en espérer, selon les moyennes, l’homme qui n’a pas plus d’esprit que de cœur. Un tel est emprisonné pour avoir fait d’excellentes observations scientifiques, chargé de gouverner l’État pour avoir fait de mauvais vers et exilé pour avoir porté des rubans jaunes. Le monde est un sauve-qui-peut. Les hommes ont organisé la société de telle manière que c’est le hasard qui gouverne[1].

Au moins peut-on être bon ? Non pas même. Le

  1. Tout ce paragaphe est un résumé de Zadig.