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Voltaire

fortifié, ayant, ce qui est très sensible, comme on l’a vu, dans sa carrière, quitté les riens aimables du temps de la Régence pour quelque chose, en quelque genre littéraire que ce fût, de plus ferme et de plus copieux.

Quant à Swift, son influence fut très grande sur Voltaire. Il le connut en Angleterre en 1727, comme nous l’avons mentionné plus haut, et il en avait conçu une grande estime. Il voulait que son ami Thiériot, qui était l’homme le plus paresseux du monde, traduisît Gulliver. Il lui écrivait : « Si vous voulez remplir les vues dont vous me parlez par la traduction d’un livre anglais, Gulliver est peut-être le seul qui vous convienne. C’est le Rabelais de l’Angleterre, comme je vous l’ai déjà mandé ; mais c’est un Rabelais sans fatras ; et ce livre serait amusant par lui-même, par les imaginations singulières dont il est plein, par la légèreté de son style, etc., quand il ne serait pas d’ailleurs la satire du genre humain. »

C’est à l’exemple de ces grands hommes, ou de ces hommes distingués, que Voltaire, un peu avant sa retraite à Ferney, et surtout quand il y fut, s’amusa à inventer des histoires fantastiques, pleines d’« imaginations singulières » et contenant la « satire du genre humain. »

Il n’y était que trop porté peut-être, comme nous en avons eu déjà quelques signes, par sa nature propre. Voltaire est un homme de bon sens très irritable. Par son esprit il est tout bon sens, vue nette, conception précise de ce qui est juste, sensé et pratique. Par son tempérament, par ses nerfs, il est impatient et irascible au plus haut degré. Or l’homme de bon sens s’accommode des folies humaines ; il les voit, en sourit, estime qu’elles sont inévitables et éternelles, et il passe. L’homme de bon sens qui est irritable les voit, s’aigrit à les regarder, ne peut pas comprendre que les hommes