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œuvres historiques en prose

C’est précisément là ce que Voltaire a voulu nier, combattre et effacer de l’esprit des hommes. À cette intention il a écrit l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations.

C’est un grand livre très inégal. Le fond en est une simple constatation des mœurs, lois, préjugés, tendances générales des peuples aux différentes dates de l’histoire universelle. Cette constatation est aussi juste, aussi exacte qu’elle pouvait l’être en un temps où les travaux de recherche avaient été poussés assez peu loin, et où par conséquent les tableaux d’ensemble manquaient encore de fondements solides. Certaines parties, notamment dans l’histoire moderne, sont assez fortes et très brillantes. L’antiquité est mal connue et semble assez mal comprise. Rien ne montre mieux que ce grand travail, très honorable pour son auteur, l’immense service que l’érudition du xixe siècle a rendu à l’esprit humain, et comme elle l’a élargi et agrandi. Voltaire, qui est un des esprits les plus souples et les plus compréhensifs de son temps, s’y montre presque incapable de comprendre un état d’esprit et un état de mœurs, quand il est très éloigné de l’état des esprits au temps où il vit. Et dès qu’il ne comprend pas, il nie. Il ne comprend pas le fétichisme, et il le nie ; il ne comprend pas les étrangetés, les aberrations de la mythologie, et, sans les nier précisément, il les adoucit, les restreint, les ramène peu à peu à sa « religion naturelle, » qu’il veut retrouver partout. Il a une tendance à voir l’homme de tous les temps à peu près pareil, et pareil à l’homme qu’il a sous les yeux. En cela il est tout le contraire de Montaigne, qui aime à voir des différences extrêmes entre les hommes des différents temps et des différents lieux, et qui exagère même ces différences ; mais qui est plus près de la vérité que Voltaire, quoique ayant moins de renseignements entre les mains.