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constitution même, en dehors de tout système politique. Elles sentent ou croient sentir que les hommes se mettent en société, comme on dit — mais peu importe que ce soit une sottise historique, il ne s’agit que de but et de dessein idéal — se mettent en société, donc, pour se garantir de l’ennemi possible et pour vivre en paix et en bonheur, non point du tout pour « vivre dangereusement » ; par conséquent plutôt pour appeler le plus d’êtres possible à la vie et maintenir le plus d’êtres possible dans la vie, que pour les faire vivre en beauté, en force et en danger ; et, du reste, le seul fait d’appeler à la vie le plus d’êtres possible restreint la place, comme nous avons vu, et forme en soi un obstacle à la vie belle. « Beaucoup trop d’hommes viennent au monde ; l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus ! Voyez comme il les attire, les superflus ! Comme il les enlace ! Comme il les mâche et les remâche ! » Les sociétés modernes, et depuis une antiquité assez reculée elles sont modernes, sont donc de soi antinietzschéennes ; et Nietzsche ne peut pas s’empêcher d’être un peu antisocial et surtout de le paraître. Très certainement (pourquoi ne pas le reconnaître ?) il a dû avoir des moments d’antisociétisme et se dire : « La vie telle que je la conçois, il se pourrait bien qu’elle fût tout simplement la vie sauvage et qu’elle ne pût se réaliser