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dans la stricte moralité ? Dois-je tuer, ai-je le droit de tuer, alors qu’il est dit : « Tu ne tueras point ! » Dois-je punir, alors qu’il est dit : « Tu ne jugeras point », et que même en simple morale de bon sens il est évident que s’attribuer le droit de juger quand on est faillible est une énormité ?

Ainsi de suite. L’asservissement de la recherche du vrai à la morale ; l’asservissement de la recherche du beau à la morale ; l’asservissement de la recherche du bien public à la morale, sont des suppressions de la recherche du beau, de la recherche du vrai et de la recherche du bien public ; l’asservissement absolu et superstitieux de l’humanité à la morale — car la morale a ses superstitions comme la religion, de qui elle diffère peu — tuerait net l’humanité.

Et cela revient à dire que là aussi il y a des morales particulières : il y a une morale particulière de l’art, il y a une morale particulière de la science, il y a une morale particulière de la politique. Ces efforts divers de l’humanité ont des rapports avec la morale, mais ils n’en dépendent pas. Ils se rattachent à la morale indirectement, non pas en tant que serviteurs et agents. Ils n’ont pas à être moraux ; ils ont à n’être pas immoraux. Le savant est coupable s’il s’avise de découvrir de prétendues vérités pour démoraliser ses semblables : l’artiste