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rang. Elle est assez raisonnable en cela ; mais, en attendant, elle institue pour les femmes une morale qui leur est particulière et qui est très différente de celle qu’elle exige de l’homme.

L’humanité admet donc des morales diverses, qui se compensent, dont les indulgences et les sévérités sont compensatoires les unes des autres.

Voilà ce qu’il y a de vrai au fond de Nietzsche, ou du moins voilà ce qu’il y a, dans son idée, de conforme au consensus communis de l’humanité telle qu’elle a été jusqu’à nos jours, soit à tort, soit à raison.

Mais rien n’est moins pareil à la conception des deux morales, et même rien ne lui est plus contraire. La conception des deux morales fait arbitrairement deux classes dans l’humanité, alors qu’il n’y a nullement deux espèces dans l’humanité, mais cent degrés. La conception des deux morales n’est pas exactement compensatrice. Elle exige plus des grands et leur permet plus ; elle exige moins des petits et leur permet moins ; c’est vrai ; mais, à créer un abîme brusquement ouvert entre les uns et les autres, elle paralyse les bonnes forces qui pourraient exister à un certain degré chez les petits et ne permet la force utile que chez des grands dont elle n’est pas sûre et à qui elle accorde trop de licences.