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sa grande satisfaction. En effet, il y avait quelque chose de cela ; mais, comme il disait une fois, il s’y mêle une amertume de la pire espèce, une amertume que je n’ai pas connue dans mes années antérieures ; car depuis que j’apprécie les hommes et moi-même avec plus de justesse par rapport aux besoins intellectuels, mon esprit me paraît moins utile. Avec lui je ne crois plus pouvoir faire œuvre bonne, parce que l’esprit des autres ne s’entend pas à l’accepter ; je vois maintenant toujours devant moi l’abîme affreux qui existe entre l’homme secourable et l’homme qui a besoin de secours. Voilà pourquoi je suis tourmenté par la misère de posséder mon esprit à moi seul et d’en jouir autant qu’il est supportable. Mais donner vaut mieux que posséder, et qu’est l’homme le plus riche lorsqu’il vit dans la solitude d’un désert ? »

On ne saurait trop méditer ce passage si l’on veut bien comprendre Nietzsche. Il est plein à la fois de modestie, d’orgueil et de la déception de la modestie et de la tristesse de l’orgueil et de ce sentiment de solitude qui est à la fois la fierté et la misère des hommes supérieurs. Cela explique l’âpreté ordinaire de Nietzsche. Un sentiment n’est fort que s’il est né d’une souffrance. Si Nietzsche fut personnel et solitaire avec impertinence et insolence, c’est, d’abord, si l’on veut, parce qu’il était exagéreur de