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dit ; il pardonne à son ennemi. Il le bénit même et le vénère. Avec cette violation de son moi, avec cette raillerie de son instinct de vengeance, tout à l’heure encore si puissant, il ne fait que céder à un nouvel instinct qui vient de se manifester puissamment en lui (le dégoût), et cela avec la même débauche impatiente qu’il avait mise tout à l’heure à boire à l’avance en imagination, à épuiser en quelque sorte la joie de la vengeance[1]. Il y a dans la générosité le même degré d’égoïsme que dans la vengeance, mais cet égoïsme est d’une autre qualité[2]. »

Les idées littéraires et artistiques de Nietzsche ne sont pas liées. Il n’en a pas fait un système, ni une théorie générale ; mais elles sont très originales, comme il l’est souvent, très pénétrantes, comme le sont presque toutes ses idées, et elles se

  1. Cinna, V, 3.
  2. Ajoutez encore ceci (du reste on n’en finirait point) évidemment inspiré ou par le Cid ou par Nicomède ou par Sertorius : « Ce sont les femmes qui pâlissent à l’idée que leur amant pourrait ne pas être digne d’elles ; ce sont les hommes qui pâlissent à l’idée qu’ils pourraient ne pas être dignes de leur maîtresse. Il s’agit de femmes complètes et d’hommes complots. De tels hommes, qui possèdent en temps ordinaire la confiance en eux-mêmes et le sentiment de la puissance, éprouvent en état de passion de la timidité et une sorte de doute au sujet d’eux-mêmes. De telles femmes, d’autre part, se considèrent toujours comme des êtres faibles, prêts à l’abandon ; mais, dans l’exception sublime de la passion, elles ont leur fierté et leur sentiment de puissance, lesquels demandent : « Qui donc est digne de moi ? »