Page:Faguet - En lisant Nietzsche, 1904.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chefs-d’œuvre de la scène, à grand renfort de contre-sens : « De la moralité du tréteau. Celui-là se trompe, qui s’imagine que l’effet produit par le théâtre de Shakspeare est moral et que la vue de Macbeth éloigne sans retour du mal de l’ambition. Et il se trompe une seconde fois lorsqu’il s’imagine que Shakspeare a eu le même sentiment que lui. Celui qui est véritablement possédé par une ambition furieuse contemple avec joie[1] cette image de lui-même, et lorsque le héros périt par sa passion, c’est précisément là l’épice la plus mordante dans la chaude boisson de cette joie. Le poète a-t-il donc eu un autre sentiment ? Son ambitieux court à son but royalement et sans avoir rien du fripon, dès que le grand crime est accompli. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il attire diaboliquement et qu’il pousse à l’imitation les natures semblables à la sienne. Diaboliquement cela veut dire : en révolte contre l’avantage et la vie, au profit d’une idée et d’un instinct. Croyez-vous donc que Tristan et Isolde témoignent contre l’adultère par le fait que l’adultère les fait périr tous les deux ? Ce serait là placer les poètes sur la tête, les poètes qui, surtout comme Shakspeare, sont amoureux de la passion en soi, et non, aucunement, de la disposition à la mort

  1. Souligné par Nietzsche.