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est de mon ignorance, que je ne me dissimule pas à moi-même. Il y a des heures où j’en ai honte ; il est vrai qu’il y a aussi des heures où j’ai honte de cette honte. Peut-être nous autres philosophes sommes-nous tous aujourd’hui en fâcheuse posture vis-à-vis du savoir humain : la science grandit et les plus savants d’entre nous sont prêts à s’apercevoir qu’ils connaissent peu de choses. Il est vrai que ce serait pis encore s’il en était autrement, s’ils savaient trop de choses. Notre devoir est avant tout de ne pas faire de confusion avec nous-mêmes. Nous sommes autre chose que des savants : bien qu’il soit inévitable que, entre autres choses, nous soyons aussi des savants. Nous avons d’autres besoins, une autre croissance, une autre digestion : il nous faut davantage, il nous faut aussi moins. Il n’existe pas de formule pour définir la quantité de nourriture qu’il faut à un esprit. Si pourtant son goût est prédisposé à l’indépendance, à une brusque venue, à un départ rapide, aux voyages, peut-être aux aventures qui seules conviennent aux plus rapides, il aimera mieux vivre libre avec une nourriture frugale que gavé et dans la contrainte. Ce n’est pas la graisse, mais une plus grande souplesse et une plus grande vigueur que le bon danseur demande à sa nourriture, et je ne sais pas ce que l’esprit d’un philosophe pour-