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visage. Il s’entend de même, et c’est là son but, à avoir à la fois tort et raison, à entremêler la profondeur et la bouffonnerie. Ses digressions sont à la fois des continuations du récit et des développements du sujet ; ses sentences contiennent en même temps une ironie de tout ce qui est sentencieux ; son aversion pour ce qui est sérieux est liée au désir de pouvoir tout considérer platement et de l’extérieur. C’est ainsi qu’il produit chez le lecteur véritable une sensation d’incertitude ; on ne sait plus si l’on marche, si l’on est debout ou couché ; cela se traduit par l’impression vague de planer [applicable à Renan et aussi à Nietzsche]. Lui, l’auteur le plus souple, transmet aussi au lecteur quelque chose de cette souplesse. Sterne va même jusqu’à changer les rôles, sans y prendre garde ; il est parfois lecteur tout aussi bien qu’auteur ; son livre ressemble à un spectacle dans le spectacle, à un public de théâtre devant un autre public de théâtre… Est-il besoin d’ajouter que, de tous les grands écrivains, Sterne est le plus mauvais modèle, l’auteur qui doit le moins servir de modèle et que Diderot lui-même a dû pâtir de sa servilité ?… Malheureusement, l’homme Sterne semble avoir été trop parent de l’écrivain Sterne : son âme d’écureuil bondissait de branche en branche avec une vivacité effrénée ; il n’ignorait rien