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en quoi les poètes anciens montraient leur virtuosité. Rien que la réalité ; mais nullement toute la réalité ! Et, bien plutôt, une réalité choisie. »

Cet art vrai, fort et sincère, n’exclut nullement la souplesse et, pour mieux dire, il doit être la souplesse même, autant que l’autre, sentant sa faiblesse, de quelque nature qu’elle soit, se guindera toujours et toujours aura quelque chose de raide et de raidi et peu s’en faut, même dans la douceur, de grimaçant. Voulez-vous savoir ce que c’est que la souplesse ? C’est la liberté. L’écrivain le plus souple, c’est le plus libre. Par exemple Sterne : « Comment, dans un livre pour les esprits libres, ne nommerais-je pas Sterne, lui que Gœthe a vénéré comme l’esprit le plus libre de son siècle ? Qu’il s’arrange ici de l’honneur d’être appelé l’écrivain le plus libre de tous les temps. Comparés à lui, tous les autres apparaissent guindés, sans finesse, intolérants, et d’allure vraiment paysanne… Sterne est le grand maître de l’équivoque, le mot pris, bien entendu, dans un sens beaucoup plus large que l’on a coutume de faire lorsque l’on songe à des rapports sexuels. Le lecteur est perdu, lorsqu’il veut connaître exactement l’opinion de Sterne sur un sujet et savoir si l’auteur prend un air souriant ou attristé. Car il s’entend à donner les deux expressions à un même pli de son