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modernes » croire presque par instinct au « progrès » et à « l’avenir » et manquer de plus en plus de respect pour l’âge, on a là un signe bien suffisant de l’origine basse de telles idées… Être capable de longue reconnaissance et de longue vengeance — à l’égard seulement de ses pairs — et en sentir le devoir ; savoir manier le talion, avoir des idées raffinées en amitié ; éprouver une certaine nécessité d’avoir des ennemis (peut-être comme exutoire aux humeurs d’envie, de dispute, de témérité, et au fond pour pouvoir bien être ami), autant de caractères significatifs de la morale noble, laquelle, on l’a dit, n’est pas la morale des « idées modernes », raison pour laquelle il est bien difficile de la bien sentir, difficile aussi de la déterrer… — Il en est tout différemment de l’autre morale, la morale des esclaves. En supposant que les asservis, les opprimés, les souffrants, ceux qui ne sont pas libres, ceux qui sont incertains d’eux-mêmes et fatigués, se mettent à moraliser, que trouveront-ils de commun dans leurs appréciations morales ? Vraisemblablement s’exprimera une défiance pessimiste de l’homme, peut-être une condamnation de l’homme avec toute sa situation. Le regard de l’esclave est défavorable aux vertus des puissants ; il est sceptique et méfiant ; il a la subtilité de la méfiance contre toutes les bonnes