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tout le menteur (c’est une croyance essentielle chez tous les aristocrates que le commun peuple est menteur : « Nous autres véridiques » était le nom que se donnaient les nobles dans la Grèce antique). Il est évident que les estimations de valeur morale ont eu primitivement pour objets les hommes et n’ont été que par la suite rapportées à des actions. Aussi les historiens de la morale commettent-ils une lourde bévue lorsqu’ils prennent comme point de départ des problèmes tels que ceux-ci : « Pourquoi des actions inspirées par la pitié ont-elles été jugées louables ? » Les hommes de l’espèce noble sentent que ce sont eux qui définissent les valeurs des choses : ils n’ont pas besoin de se faire approuver ; ils jugent : « Ce qui m’est nuisible est nuisible en soi. » Ils savent en un mot qu’il n’y a d’honneur que ce qu’ils en confèrent. Ils sont créateurs de valeurs. Tout ce qu’ils reconnaissent appartenir à leur nature, ils l’honorent. Une telle morale est glorification de soi-même. À son premier plan se trouve le sentiment de la plénitude de la puissance, qui veut déborder, le bonheur de la grande tension, la conscience d’une richesse qui voudrait donner et répandre. L’homme noble, lui aussi, vient en aide aux malheureux, non pas ou presque point par compassion, mais plutôt par une impulsion que crée la surabondance de la puis-