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l’humanité et qu’il n’en faut pas pour l’élite. Le mot, tant raillé : « Il faut une religion pour le peuple », n’est pas grotesque le moins du monde ; il est la constatation d’un fait. C’est le mot du garçon coiffeur à Diderot : « Quoique je ne sois qu’un carabin, il ne faut pas croire que j’aie de la religion », qui est ridicule.

— Mais nous aboutissons aux « deux morales », ou, si vous voulez, à deux règles de vie, ce qui est bien la même chose, à une morale pour les petits et à une morale pour les grands ; car l’absence de morale pour les grands devra bien n’être pas simplement une négation, elle devra bien se préciser, se discipliner et s’organiser, et devenir elle-même une morale d’un certain genre, une morale différente de la morale vulgaire, une morale contraire même à la morale vulgaire, une morale immoraliste, mais enfin une règle de vie, c’est-à-dire une morale, et nous voilà bien aux deux morales.

— Eh ! Précisément, répond Nietzsche, l’erreur c’est de vouloir que la morale soit « la morale universelle », comme disent les vieux cahiers de philosophie. La morale ne peut pas être universelle. Elle ne pourrait l’être que si tous les hommes étaient de même nature, ce que vous savez bien qui n’est pas vrai. C’est l’idée, sourde encore, d’égalité qui a inspiré aux anciens philosophes cette idée de