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tendue altruiste, qui est elle-même un égoïsme social atroce et meurtrier et qui ne dit jamais : « Je me sacrifie », mais : « Sacrifie-toi à moi. » Qu’est-ce que vous appelez « vertus » ? Vous appelez bonnes et belles et admirables « les vertus d’un homme, non en raison des effets qu’elles ont pour lui-même, mais en regard des effets que vous leur supposez pour vous et pour la société ». En vérité, dans l’éloge du désintéressement, vous êtes bien peu désintéressés ; dans l’éloge du non-égoïsme, vous êtes égoïstes remarquablement. « Car autrement » vous auriez dû « remarquer que les vertus, comme l’application, l’obéissance, la chasteté, la piété, sont généralement nuisibles à celui qui les pratique… Lorsque tu possèdes une vertu, une vertu véritable et entière, et non pas seulement le petit instinct d’une vertu, tu es la victime de cette vertu. Mais c’est bien pour cela que ton voisin loue ta vertu. On loue le travailleur, bien que par son application il nuise à ses facultés visuelles, à l’originalité et à la fraîcheur de son esprit ; on plaint et on vénère le jeune homme qui « s’est éreinté de travail », parce que l’on porte ce jugement : « pour la société en bloc, la perte d’un individu et du meilleur n’est qu’un petit sacrifice ! Il est regrettable que ce sacrifice soit nécessaire. Mais il serait, certes, bien plus regrettable que