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une conception de la vie digne de barbares ou de sauvages. Ils étaient des hommes, et voilà tout ; ils étaient pleinement hommes ; ils avaient la volonté de puissance, c’est-à-dire l’égoïsme sain, jeune et vivace, et ils s’agrandissaient, selon la loi de leur nature, par la conquête, par la fondation de villes, par la colonie, par la création littéraire et par la création artistique. Et de morale, sinon de cette morale qui n’est que règle de discipline civile et civique, ils s’en inquiétaient comme de rien.

Qu’on me dise quelle était la morale d’un Thémistocle, d’un Périclès, d’un Scipion, d’un Sylla, d’un Marius ou d’un César, sinon : « moi grand dans la patrie toujours plus grande ? » Morale de guerriers, morale de brigands. C’est peut-être spirituel, c’est à coup sûr très ecclésiastique et très bureaucratique et il n’est ni clergyman ou intronisé en rond de cuir qui n’ait dit cela quelque dizaine de fois dans sa vie ; et notez que dès que leur pays remporte une petite victoire ils changent de morale immédiatement. Mais moi je vous dis : « Mes frères en la guerre, je vous aime du fond du cœur et je suis et je fus toujours votre semblable. Je suis votre meilleur ennemi. Laissez-moi donc vous dire la vérité. Je n’ignore pas la haine et l’envie de votre cœur. Vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Soyez donc assez