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cette morne tristesse qui saisit le bon Gibbon quand il eut écrit la dernière ligne de son énorme Histoire romaine. Le bon Gibbon avait toujours eu peur de ne pas terminer son Histoire romaine ; mais, au fond, il avait toujours eu l’espoir secret de mourir avant de l’avoir finie.

La volonté de puissance, le désir de persévérer dans l’être et d’accroître indéfiniment son être, en un mot l’égoïsme pur, voilà tout l’homme naturel, et quand il croit y renoncer il n’y renonce pas, et quand il l’altère plus ou moins il se dénature, et quand on se dénature on se dégrade et on s’affaiblit, et l’homme moralisé n’est qu’un égoïste perverti. Pour réintégrer l’homme dans son humanité, il faut, coûte que coûte, lui persuader de redevenir un égoïste pur et simple. Ils étaient des égoïstes radicaux ces peuples antiques qui n’admettaient même pas, qui ne comprenaient même pas qu’il y eût pour un peuple d’autre destinée que d’être conquérant ou conquis, qui allaient de l’avant, conquérant sans cesse, ajoutant des accroissements à des accroissements, étendant et développant leur personnalité, voulant remplir le monde de leur moi, jusqu’au jour, accepté par eux, où ils seraient conquis à leur tour. Et ces peuples, ce sont eux, pourtant, qui ont créé la civilisation. On ne peut pas dire qu’ils aient eu une morale de bandits et