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celui qu’on allait triomphalement nous opposer. « Dira-t-on, crierez-vous, que le désintéressement soit de l’égoïsme, que le désintéressement soit de l’intérêt ? » Certainement, on peut le dire, et avec raison. L’homme désintéressé qui poursuit un but sans entrevoir la possibilité d’un avantage personnel, pour sa beauté seule, pour ce qu’il y entrevoit de grand, de haut, de sublime, celui-là a de telles jouissances de renoncement que peut-être faut-il dire qu’il est le plus égoïste des hommes. L’erreur, éternelle, est de croire que l’on peut se débarrasser de son moi, ou s’en détacher. On ne s’en détache jamais ; mais, seulement, à vouloir s’en détacher on s’y enfonce et on s’y ensevelit davantage. Si vous voulez, on s’enfonce pour ainsi dire dans un moi plus profond ; on se détache des superficies du moi, pour se rapprocher des racines du moi et s’y entrelacer intimement et d’une manière inextricable et indissoluble. L’homme désintéressé ! Mais il jouit de son désintéressement d’une façon intense ; mais il prend un intérêt infini à son désintéressement ; mais il n’a pas sacrifié son moi, il l’a mieux placé, et, en le plaçant mieux, il l’a augmenté, comme un capital ; il l’a prodigieusement augmenté. Prêtre ou savant, je suppose, Vincent de Paul ou Pasteur, allons-nous imaginer que ces gens-là ne sont pas heureux ? S’ils