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La solidarité est une vertu particulièrement moderne dont on fait beaucoup d’état dans les discours officiels comme aussi dans les discours populaires. On est infiniment d’accord sur la solidarité. Elle n’est en son fond que le besoin de s’appuyer les uns sur les autres, tant chacun est convaincu de sa propre faiblesse, de sa propre infirmité et de sa propre pusillanimité. C’est quelque chose comme l’égoïsme de la peur, comme un égoïsme lâche. Les moutons qui se serrent les uns contre les autres pratiquent la solidarité de la façon la plus correcte et la plus précise. Seulement rien n’indique qu’ils en soient très fiers et qu’ils en fassent la matière de discours publics. La solidarité est un commerce par association où chacun espère bien plus gagner qu’un autre et où chacun déguise, sous l’affectation de rendre des services, l’ardent désir d’en recevoir. Qu’il y ait là-dedans un atome d’altruisme, après tout il est possible ; mais ce qu’on y voit le plus distinctement, c’est un égoïsme sournois et hypocrite, qui se dissimule, qui s’ingénie, qui se masque, qui s’insinue et qui n’a pas le courage de son opinion, ni peut-être conscience de son opinion. Mon Dieu ! que l’égoïsme est laid quand il se barbouille, lui qui, vraiment, serait si beau s’il se nettoyait de toutes les vertus dont il se farde !