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qui aujourd’hui ont besoin de s’en faire un voile et une parure ».

Mais c’est encore l’amour des sexes qui se révèle le plus clairement comme manifestation du désir ardent de propriété, c’est-à-dire comme égoïsme intense[1]. « Celui qui aime veut posséder à lui tout seul ce qu’il désire : il veut avoir un pouvoir absolu tant sur son âme que sur son corps ; il veut être aimé uniquement et habiter l’autre âme, y dominer, comme ce qu’il y a de plus élevé et de plus admirable. Si l’on considère que cela ne signifie pas autre chose que d’exclure le monde entier d’un bien précieux, d’un bonheur et d’une jouissance ; si l’on considère que celui qui aime vise à l’appauvrissement et à la privation de tous les autres compétiteurs, qu’il vise à devenir le dragon de son trésor, comme le plus indiscret et le plus égoïste des conquérants et des exploiteurs ; si l’on considère enfin que, pour celui qui aime, tout le reste du monde paraît indifférent, pâle, sans valeur et qu’il est prêt à tout abandonner pour son amour, à troubler toute espèce d’ordre, à mettre à l’arrière-plan tous les intérêts ; on s’étonnera

  1. La Rochefoucauld. Maximes, LXVIII : « L’amour est dans l’âme une passion de régner, dans les esprits une sympathie, dans le corps une envie cachée et délicate de posséder ce qu’on aime, après beaucoup de mystères. »